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Antoine Albertini

journaliste

À l'expression "sentiment d'injustice" devrait correspondre celle de" sentiment de justice". C'est bien un triple sentiment de justice qui semble avoir présidé à la naissance, en librairie, de la nouvelle collection Les Invisibles consacrée à de réelles affaires criminelles contemporaines. Premièrement, les auteurs de cette collection sont des journalistes, professionnels des faits divers. Les instructions judiciaires et les prétoires imprègnent donc leurs pensées quotidiennes. Ensuite, il y a le souci de rendre justice aux victimes sur un autre terrain que celui des tribunaux, par la reconstitution narrative des drames qui ont mené au meurtre et leur divulgation auprès du public en un peu plus de mots qu'un gros titre et deux colonnes. Enfin, on peut imaginer quel sentiment plus personnel a motivé le directeur de cette collection, Antoine Albertini, rédacteur en chef de Corse-Matin et auteur du premier ouvrage, Les Invisibles, Une enquête en Corse, qui donne son titre à la série. Il s'en est expliqué, un soir de mars encore froid, dans un bar du 19eme arrondissement à Paris, non loin du canal de l'Ourcq – un décor à la Léo Malet : on s'attendait à voir Nestor Burma pousser la porte. Il y a neuf ans, Albertini tourne un documentaire sur l'immigration clandestine dans la plaine orientale et rencontre un homme qui accepte de témoigner, le visage dissimulé, "parce que si je parle, ils me mettront une balle dans la tête". Quinze jours plus tard, l'homme est abattu. Même dissimulé, l'invisible était encore trop visible. Son assassin n'a pas été retrouvé. Le journaliste, qui s'est senti concerné et on comprend bien pourquoi, n'a jamais lâché l'affaire. S'il ne l'a pas résolue pas, il a mis à jour le trafic humain sur lequel repose la récolte des fruits dans la plaine orientale, comme celle du coton reposait sur l'esclavage en Louisiane au 19eme siècle.

La deuxième enquête, intitulée Dix ans de mariage, revient sur un crime commis en 2012 dans la région parisienne, pour lequel un mari a écopé de trente ans de prison pour le meurtre de son épouse. Qu'est-ce qui a décidé l'auteur de l'ouvrage, Julien Mucchielli, chroniqueur judiciaire, à choisir cette affaire entre toutes celles qu'il a vu passer ? Plutôt que les incohérences du dossier qui en font un polar à énigme, c'est la personnalité de l'accusé, ses mensonges et ses silences, qui sont le puzzle de l'âme humaine.

La troisième enquête, Le Minot, due à Romain Capdepon, chef de la rubrique police-justice à La Provence, se passe à dans une cité d'un quartier Nord de Marseille en 2010. Un adolescent est criblé de balles de kalachnikov, un enfant de 11 ans est touché au passage. Les tueurs présumés, envoyés aux assises, sont finalement acquittés. Au delà du cold case en attente de résolution, l'auteur fouille l'histoire du narco-banditisme à Marseille.

L'intérêt de cette collection ne réside pas dans la compilation de faits divers plus ou moins crapuleux, plus ou moins énigmatiques, mais dans la vision élargie qui surgit à l'occasion des enquêtes. Ainsi, dans Les Invisibles, Antoine Albertini revient sur la situation de la plaine orientale depuis 1935 et les conditions de son développement, en passant par l'assainissement des marais pas les Américains en 43, le Programme d'Action Régionale de 1955 et l'arrivée des rapatriés d'Algérie quelques années plus tard. Sans cette toile de fond politique, sans l'éclairage sur les mentalités de l'époque, il est difficile de comprendre la situation d'aujourd'hui. Cela n'explique pas les drames et les crimes – au contraire, ce sont les crimes et les drames qui éclairent les forces à l'œuvre dans la société, lorsqu'ils sont analysés et interprétés avec recul.

En cela, le journalisme rejoint la littérature dans sa fonction essentielle de révélateur du monde, qu'il s'agisse des structures de la société ou des passions humaines. Accoutumés à des siècles de romans inventés, on a toujours un peu tendance à confondre littérature et fiction, et du coup, à dénier à tout récit véridique une qualité littéraire. Or il y a un peu plus d'un demi-siècle, en 1960, Truman Capote, écrivain new-yorkais mondain connu pour son best-seller Petit déjeuner chez Tiffany invente une nouvelle façon d'écrire. Il se passionne pour un fait divers sordide, le massacre d'une famille de fermiers très loin de chez lui, dans l'Arkansas, par deux repris de justice, pour un butin de 50 dollars. Pendant cinq ans Capote enquête sur le terrain, rencontre les deux meurtriers avec lesquels il noue des liens forts, au point de les accompagner jusqu'à leur exécution. L'année suivante en 1966, il publiera De Sang froid, un roman d'un genre jusque là inédit, qu'il appelle " non fiction". C'est-à-dire que tout y est véridique et vérifié, comme dans un travail de journaliste, mais raconté avec toutes les techniques narratives des romanciers. C'est dans cette lignée que s'inscrit la collection " Les Invisibles ". L'avenir dira si elle maintient cette double exigence de rigueur journalistique et de talent littéraire.