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Jean-Noël Pancrazi

Les Années manquantes

 

 

C’est un privilège de lectrices et de lecteurs d’être les contemporains de Jean-Noël Pancrazi. Pas pour le vain plaisir de pouvoir direqu’on a croisé un grand écrivain dans une brasserie parisienne ou un café d’Ajaccio. Mais c’est qu’on n’a pas tous les jours la chance d’assister à la fabrique en temps réel d’une belle œuvre littéraire. Les contemporains de Balzac, de Proust, de Duras n’en avaient pas conscience.  

Dans l’œuvre d’un écrivain il y a des livres plus fondateurs que d’autres. 

Les Années manquantes est un de ces livres qu’on pourrait dire « au carré », dans le sens où il se lit à deux degrés. C’est-à-dire un livre qui vaut pour lui-même, pour ce qu’il contient, et qui par ailleurs vaut pour la place particulière qu’il a dans l’œuvre que l’écrivain construit pierre par pierre, livre par livre. On sait bien que toutes les pierres n’ont pas la même fonction. Les Années manquantes, pour les lecteurs familiers de Pancrazi, sont les années 60 qu’il n’avait jamais racontées, pour la bonne raison qu’elles étaient hors d’atteinte, hors de mémoire. Il a fallu à l’auteur une quinzaine d’ouvrages, récits, romans et essais, pour préparer la possiblité de leur émergence. Le titre le dit bien : c’était les années qui manquent, d’une part dans la biographie de l’auteur que l’on peut reconstituer par petites touches au fur et à mesure des romans et des récits publiés, de La Montagne à Madame Arnoul et à Je voulais leur dire mon amour,attachés à l’Algérie perdue, de Long Séjour à Renée Camps, odes aux parents mal aimants mais adorés, des Quartiers d’hiver au Silence des Passions, chroniques des amours adultes. D’autre part Les Années manquantes étaient aussi, jusqu’à ce jour, le récit manquant. Pas seulementun trou de mémoire dans un agenda, mais la solution de l’énigme à chercher dans la deuxième partie de l’enfance et l’adolescence, ce creuset invisible de l’œuvre à venir. « On écrit toujours sur le corps mort du monde, sur le corps mort de l’amour » disait Duras. Dans ce dernier livre on a l’impression qu’une galerie de personnages perdus regarde passer un tout jeune homme en route vers sa vie. La grand-mère qui a donné tout son amour à son fils et qui n’en a plus pour les autres ; cet oncle à la fierté de militaire humilié, échoué comme le paquebot-boîte de nuit où il s’oublie ; les petites cousines muettes sur ce qui leur est arrivé ; les camarades de lycée, quittés. Mais ce ne sont pas tant les gens en eux-mêmes qui comptent, que les liens, les impressions, les états d’esprit, les sentiments peur, espoir, curiosité, obstination à s’en sortir, qui font la trame de ce livre. Un livre où l’écriture, contrairement aux autres, n’est pas tissée avec la mémoire, mais avec l’effacement.  

Entretien avec Jean-Noël Pancrazi

- Votre dernier livre s’intitule Les Années manquantes,de quelles années s’agit-il ? 

- Ce sont les années 1962-1967, celles de mon adolescence. A mon retour d'Algérie je suis venu à Perpignan parce que c'était la ville de ma mère qui était catalane mais mes parents sont retournés en Algérie et m'ont laissé seul avec ma grand-mère maternelle que je connaissais à peine, dans une grande maison du village à Thuir. J’allais au lycée, je prenais mon car, le car Rossignol, et voilà, c'est ma vie pendant ces années-là, qui ont été des années assez difficiles, vraiment, et un peu floues dans mon souvenir. Et puis mes parents sont revenus d'Algérie, ils ont divorcé, tout ça a fait une sorte de magma assez lourd et dont j'ai pas voulu me souvenir. D’ailleurs j'ai dû faire effort pour me souvenir de la chronologie de ces années. Donc j'ai mis longtemps avant d'en affronter la mémoire, et elles me sont revenues. C'est pour ça que j'ai dit « Les années manquantes » parce que je n’y pensais pas, elles étaient comme nulles dans ma mémoire, ou annulées plutôt, par moi-même. Mais c'est bien aussi, dans l'écriture, d'aller se confronter à ce qu’on a soi-même annulé. 

- Comment sont-elles revenues ?  

- J'ai fait un retour à Perpignan à l'occasion de la sortie de mon dernier livre Je voulais leur dire mon amour. J'ai revu là descamarades que je n'avais pas vus depuis 50 ans, des camarades du lycée, mon ancien professeur de Français qui était venu assister à cette rencontre et il y a eu un moment assez bouleversant de les revoir. Et ces années-là me sont revenues après, à mon retour de Perpignan. Je ne me suis pas dit que j'allais écrire le livre tout de suite bien sûr. C’est après que je me suis souvenu de tous ces visages et après de fil en aiguille le lycée, Perpignan, Thuir etc.   

- Je voulais leur dire mon amour aussi, c’est un livre que vous avez écrit après un voyage de retour.  

- Absolument, c'était un retour en Algérie où je n’avais pasvoulu revenir aussi, pendant si longtemps. On m'a donné l'occasion d'y revenir à l’occasion d’un festival cinématographique. 

- Pour un film adapté de votre roman Les Dollars des Sables

- C’était un voyage cassé, parce que je n’ai pas pu revenir dans la maison natale. Mais la maison de Thuir, elle, n'était pas une maison chaleureuse. Ma grande mère je la connaissais à peine donc on avait des rapports un petit peu étranges, elle s’était fait un devoir de me garder avec elle. Il n’y a pas eu d’ambiance familiale dans cette maison puisque j’étais seul avec elle.   

- Les années manquantes, est-ce que c’est aussi l'amour manquant, les gens que l’on perd ? Car il y a beaucoup de pertes dans ce livre.  

- La perte c’est le monde. D’abord c’est les années de Thuir Perpignan. Chez ma grand-mère venait souvent son fils, mon oncle qui s'appelaitNoël.  

- Comme vous.  

- Oui, Jean-Noël,mais c'est vrai que ma mère m'avait appelé Noël à cause de son frère. C'était un homme étrange, il avait fait les campagnes d’Indochine puis d'Algérie, qui était démobilisé, qui était assez désœuvré, qui buvait énormément, qui sortait beaucoup. Je le voyais arriver au petit matin, il s'abattait dans les bras de sa mère à moitié inconscient. En même temps c'était un homme qui avait dessiné dans son adolescence. Mais qui avait été cassé par son propre père qui l'avait obligé à entrer aux Enfants de Troupe. Et cet homme-là, il sentait que j'avais besoin aussi d'une présence avec moi et il m'a entraîné dans les cabarets. J'avais 13 ans. Il y avait le Lydia qui était un ancien paquebot ensablé pas loin de Perpignan près de Barcarès et il m’emmenait là. J'ai passé presque des nuits blanches avec lui, il m'a fait découvrir le monde de la nuit et il me fascinait. Il était délicat, par exemple avec les jeunes femmes qu’il rencontrait, qu’il désirait bien sûr en même temps, mais je voyais que c’était un homme qui avait beaucoup de qualités, qui avait été gommé par le temps, par l'histoire, et donc il a beaucoup compté pour moi. Il était le seul visiteur dans cette maison. Et puis ma grand-mère est morte, mon oncle Noël est mort quelques mois plus tard.  Ma grand-mère adorait ce fils là, il étaitvraiment son dieu à elle. Tous les deux ont disparu, mes parents sont revenus d'Algérie et là a commencé une période très dure parce qu’ils criaient à longueur de nuit avant de finalement divorcer. Et je n'avais qu’un idée, moi, c'était de partir et la seule possibilité de partir c'était Paris, une inscription en hypokhâgne à Louis-le-Grand. J'avais assez bien travaillé - je devais travailler, ce qui me sauvait c'était le travail au lycée donc je serrais les dents, il faut que j’aie mon baccalauréat, il faut que j’aie des bonnes notes pour être admis en hypokhâgne, donc j'ai beaucoup travaillé. Je suis parti avec une cantine, la seule chose que j'ai emportée c'était des draps -dieu sait ce que sont devenus ces draps. J'ai le souvenir d’un Paris d’abord très fermé puisque j’étais pensionnaire à Louis-Le-Grand, je ne voyais rien de Paris, j'allais prendre un café le dimanche sur la place de la Sorbonne parce que j'étais boursier, je n’avais pas d'argent personnel, la bourse couvrait les frais de pension donc ça n’a pas été facile.  

- Et puis arrive mai 68.  

- Mai 68 ça a représenté pour moi quelque chose d’extraordinaire parce qu’il y avait un mouvement tout autour deLouis-Le-Grand, qui a été une base de mai 68, en face de la Sorbonne. J'ai tout envoyé promener, les études, mon obéissance scolaire… J’ai découvert les avenues de Paris avec les barricades, les boîtes de nuit étaient ouvertes, ça a été mon initiation à la nuit de Paris. C'était des années de libération totale pour le petit étudiant qui venait de sa province et qui ne connaissait pas grand chose sauf les nuits au Lydia avec son oncle. Donc c’était des années de liberté. Après, plus tard, les années 80-90 où le monde de la nuit de Paris a été empoisonné par l'apparition du Sida et tout a basculé pour tout le monde à ce moment-là. Pour toute une génération aussi, il faut le dire,  le temps de la fête et d’une certaine innocence a cessé. Mais là, ce ne sont pas des années manquantes. Je les ai évoquées dans certains de mes livres comme Les Quartiers d’Hiver, ça j’en ai un souvenir très précis, elles ne sont pas absentes, elles ne sont pas annulées dans ma tête ces années-là.  

- Est ce que c'est aussi les années de la naissance de l’écrivain ?  

-  Quand j'étais enfant et adolescent, c’est une naissance inconsciente de l’écrivain parce que je me suis mis à écrire plus tard, mais c’est au fond grâce à ces ambiances là que j'ai écrit un jour. Rien n’était fixe dans cette adolescence et dans mon enfance, tout était ardu et je me sentais seul bien sûr. Je lisais beaucoup et donc au fond aujourd'hui je les remercie, ces ambiances-là. C'était une famille quand même un peu un peu égarée, personne n'était stable. Il n’y avait pas de notion de famille proprement dite. Il n’y a jamais eu dans ma famille un repas de famille, il n'y a jamais eu de Noël passé ensemble, jamais jamais jamais. J'envie les grandes tablées de famille qui se réunissent pour les fêtes. Donc c’était des personnes un peu cassées, oui, mais ma grand-mère, ma mère ou mon père c’était des gens vaillants. J’emploie ce terme de vaillants. C’est-à-dire des gens courageux. Et puis qui me disaient toujours Tu dois t'en sortir par toi-même, et Comme tu voudras t'en sortir. Tu fais ce que tu veux, tu es libre. Ca quand même, c'est positif, c’était des parents, même ma grand-mère, qui me laissaient rentrer quand je voulais. A 13 ans je faisais ce que je voulais. Sans jugement, voilà, ça c'est important, sans jamais juger ce que je pouvais faire, ce que je pouvais être, ce que je pouvais devenir. Donc je peux dire que j'ai compté sur moi-même très tôt. J’ai fait ce que j’ai pu pour m’en sortir. D’ailleurs sur la 4e de couverture j'ai hésité à écrire cette formule parce qu’elle me paraissait un peu abrupte « il fallait que je m'en sorte », mais c'est ça, il fallait que je m'en sorte.  

- Dans ce livre il est question de pauvreté, de difficultés à vivre, il y a aussi la folie avec les deux petites filles traumatisées -vous êtes très discret là-dessus mais on sent qu'il y a eu quelque chose de terrible-, est ce que vous voyez un lien avec ce que nous vivons aujourd’hui ? 

- Non. Et puis vous savez à l'époque le vocabulaire était différent. Même le mot de chômage. Mon père n'a pas trouvéde travail quand il est revenu d'Algérie où il travaillait dans une minoterie. Il avait 50 ans déjà et c'était terrible pour lui, eh bien à l'époque on parlait pas de chômage, d’indemnité chômage, pas du tout. C'était presque une honte de pas travailler. Il n’entrait  pas dans une catégorie, il était seul. Le vocabulaire a changé. La pauvreté était quelque chose qu'on dissimulait, par fierté aussi. Elle ne se disait pas, elle ne se déclarait pas, ce n’était pas une période où on aidait les gens, la société était différente. Les gens qui ne travaillaient pas étaient beaucoup plus isolés encore qu’aujourd'hui même si c’est évidemment aussi terrible aujourd’hui qu’avant. Et puis, ce qui était très important aussi, mon père et ma mère ce sont des gens qui ne se révoltaient pas contre le destin, qui ne protestaient pas. Contre quoi, contre qui ? Il y avait pas de mot d'ordre. Mon père et ma mère étaient des gens extrêmement dignes, pas question de montrer le dénuement.   

- C'était une violence du silence ? 

- On sentait que les choses étaient là, pénibles, mais il n'y avait pas de révolte. Ils étaient en colère l'un contre l'autre, ils se tenaient pour responsables de ce qui se passait, de ce qui ne se passait plus, mais il n’y avait pas de colère sociale, ni philosophique. C'était l'époque où les gens préféraient retourner la colère contre eux-mêmes. 

- Comme les deux petites filles internées à l’asile de Thuir ?  

- Oui, cet asile de Thuir qui a marqué l'enfant que j'étais parce qu'il n’était pas loin de la maison, le mot même « asile » était un peu effrayant. Je sentais qu’il avait quelque chose là, une bâtisse pas très loin où étaient enfermés des gens qui étaient différents, qui avaient perdu tous leurs repères. Mes deux petites cousines ont été internées là, j'en parle dans mon livre tout restant discret sur les raisons qui font qu’elles ont été amenées là, parce que je ne les connais pas, je les connais toujours pas. Et puis je m'interdis à moi-même de donner des raisons. J’essaie d'écrire en me mettant à la place de celui que j’étais au moment même où j'ai vécu les choses, comme j’ai toujours fait dans certains de mes livres consacrés à d’autres périodes, comme La Montagne, où j'avais 9 ans en Algérie, et j’essaie de retrouver - c'est pas facile-  le regard même que j'avais à l'époque. Je ne veux pas projeter mes interprétations d’aujourd'hui. J'écris à ras le récit si on peut dire, le récit brut, sans les commentaires d’aujourd'hui, qui seraient un peu faux, j’essaie d’être le plus innocent possible par rapport à ce que je dis, le plus sincère aussi. On perd un peu de cette sincérité si on se met à juger, à commenter. Quand j’écris je me plonge complètement dans l'état dans lequel j'étais à cet âge là.   

- Comme un acteur qui se met dans lapeau d’un personnage ? 

- Je n’ai pas le costume de l’acteur mais c'est vrai que j'essaye de retrouver les impressions que j'avais. Toujours, vraiment. Alors je sais que le temps change les choses, bien sûr. La mémoire change les choses, on pense que c'est réalité, parfois c’est la réalité transformée, mais quand même. L'écriture c'est ça aussi, c’est un moment de l’écriture, essayer de retrouver un état, et les gens, tels que je les percevais à l'époque.  

- La mémoire change les choses, et l’écriture, est-ce qu’elle change les choses ?  

- Elle les change dans le bon sensdu terme, l'écriture amène une musique, la musique des phrases mais parfois c'est la musique des phrases, le rythme, qui vous permet de retrouver la mémoire, parce qu’on est emporté dans le mouvement de l’écriture, de musique, normalement, et des choses vous reviennent, comme ça, par l'écriture, elles vous reviennent plus que lorsque vous prenez la tête dans les mains en disant il faut que je me souvienne à tout prix. Quand vous avez un mouvement de phrase, un mouvement presque cinématographique, il permet de retrouver les détails. Moi c'est comme ça que les détails me sont revenus, c'est l'écriture qui me permet d’être précis, de mieux préciser, parfois de les retrouver aussi.   

- D’où vos longues phrases balancées,ryhtmées ?  

- Oui parce que c'est ça plutôt que des phrases courtes, lapidaires. Quand on essaie de se souvenir, c’est un mouvement aussi. Quand on essaie de se souvenir d’une situation, de quelque chose qu’on a vécu, bien sûr qu’il y a des flashes mais il y a aussi tout un mouvement et donc on revoit à la fois le paysage, par exemple la maison, les silhouettes, si c'était l'après midi ou le soir, l’été ou l’hiver, et dans quel état on était soi-même. 

- Vous écrivez pour vous souvenir ? 

- J’écris pour mieux me souvenir. Oui c'est ça, c'est le « mieux » qui est important. Pour «mieux» me souvenir, autant que possible bien sûr.  

- Et pour cela vous utilisez beaucoup l'imparfait.  

- J’adore l’imparfait. L’imparfait c'est le temps de la douceur. Regardez la différence avec le passé simple. On dit toujours le passé simple, c’est une action brusque, immédiate. « Je sortis » et non pas « je sortais » qui éternise les choses. C'est le temps de la douceur. Moi j'écris parfois avec un fond violent, même dans Les années manquantes  il y a un fond violent mais l’imparfait permet d’adoucir cette violence.  

- Pourquoi est ce que c'est important d'adoucir ? 

- C'est très important d’adoucir parce que le style c’est la douceur, c’est important pour moi-même et pour les autres. Pour les lecteurs c’est important d’adoucir. Je ne vais pas imposer cette violence, la projeter comme ça, abruptement. Non, il faut que cette réalité, cette violence soit communicable, ne fasse pas peur. L’imparfait semble éterniser les choses.  Aujourd'hui le monde a besoin de douceur. L’imparfait installe dans un temps moins heurté et au fond plus logique puisque le passé, on ne s’en souvient pas de façon heurtée. Et au fond la rêverie c’est ça, c’est éterniser les choses, les événements, en tout cas en littérature. En littérature il me semble que l’imparfait c'est le plus beau des temps.  

- Votre bibliographie indique, à côté des titres de vos livres, à peu près autant de romans que de récits. Pour celui-ci, il n’y a rien sur la couverture, ni « roman » ni « récit » . 

- J’aime bien qu’on ne mette rien. L’éditeur n’a rien mis, moi-même je n’ai pas voulu, parce que au fond roman ou récit ce sont des catégories. Alors celui-ci ce serait plutôt un récit parce que récit c'est quelque chose de plus autobiographique qu’un roman mais j’aime bien qu’on ne mette rien. C’est au lecteur de décider.  

- Est ce que c’est une caractéristique de la littérature contemporaine, cette limite floue de la fiction ?  

- Non, ça a toujours été comme ça, ça a toujours existé. Le récit est plus autobiographique que le roman qui est plus inventif, je dirais.  

- Vous ne parlez pas tellement de vous dans ce livre, vous parlez plutôt des gens autour de vous. 

- C'est très juste, mais je dis : c’est au lecteur d’en juger. Ce n’est pas des mathématiques, voilà, c’est tout ce que je peux dire. Ce n’est pas un essai sociologique. Encore que. Sociologie, si. C’est un tableau d’une certaine société, d’une certaine époque, de gens qui essaient d'avoir une place dans la société et qui n’y arrivent pas toujours. 

- Est-ce qu’on peut dire que c’est la pièce manquante qui vient compléter une œuvre ? 

- Oui, ça vient compléter, parce que j'avais parlé quand même de ma jeunesse dans certains de mes livres et c’était une pièce manquante, j’en ai encore plus conscience aujourd’hui, comme s’il fallait ce livre-ci pour expliquer. Ce livre-ci c’est quand même les années où, comme on dit, j'ai essayé de m’en sortir et qui explique aussi beaucoup ce que je suis aujourd'hui et ce que je suis dans la vie aujourd'hui, oui, qui explique mon caractère, qui explique ma vision du monde. Mon rapport au monde il est là, dans l'enfant ou l'adolescent que j'étais. 

- Est ce qu'on peut dire que ce livre serait à l'ensemble de votre œuvre ce que L’ Amant était à celle de Marguerite Duras, une sorte de clé ?  

- Oui. Oui parce qu'on voit bien quand même plus, dans l'enfant, tout ce que je suis et tout ce que je ne suis pas, j'espère dans sa vérité, donc ses défauts, dans ses manques, dans son effort pour s’en sortir, on voit ça, une sorte d’obstination.  

- C'est le livre des années manquantes et c'est aussi la fondation de votre avenir d'écrivain. C'est là que ça se forge ? 

-  C'est là que ça se forge, oui, absolument. 

- Donc c'est paradoxalement le livre l'accomplissement ?  

- A la fin du livre je dis que j'étais retourné à Perpignan et il y avait mon professeur de français, c'était lui qui avait fait ronéoter un écrit j'avais fait un petit peu comme ça, en secret, par plaisir, un petit essai sur L ’éducation sentimentale de Flaubert, j'étais en Terminale je crois, j'allais à la bibliothèque, je voulais lire. Il l’avait fait ronéoter, je me souviens très bien il y avait une petite couverture rose, c'était magnifique d'avoir fait ça. Et il m’avait dit « Au fond c'est votre premier texte » et c'est vrai, ce n’était pas de la fiction bien sûr mais bon, c'était quelque chose à moi, c'était quelque chose que j'avais réussi à faire en dehors. En dehors et en secret. En dehors de la maison, en dehors du lycée, en dehors des autres, et j'aime bien cet état-là, de quelque chose qu’on réalise sans le dire d'abord, sans entraves.  

- Pourquoi L'Education sentimentale ?  

- Ah je ne sais pas justement. Parce que j’ai une admiration totale pour Flaubert qui était d’ailleurs le grand écrivain de l’imparfait. Voilà, pour l’imparfait. Et puis L'Education sentimentale c’était à la fois l’histoire de Frédéric et de Madame Arnoux et aussi la révolution de 48. C’est un grand livre politique. Que j'ai relu il n’y a pas si longtemps, et je me suis dit que la dimension politique est très très forte dans ce livre. Donc moi c'était l'écrivain que… après, je vais faire un mémoire de maîtrise, je m'en souviens aujourd'hui, sur Flaubert, La Ville dans Flaubert. Donc c’était vraiment par pure admiration. C’était déterminant, comme mon écrivain à moi, voilà, il m'a tenu compagnie. Il y a des livres qui vous tiennent compagnie, il y a des chansons qui vous tiennent compagnie. J’écoutais récemment une émission sur Barbara et il y avait des gens qui disaient qu’ils avaient pu vivre longtemps avec des chansons de Barbara, des chansons qui les avaient fait vivre et parfois consolés. C'est important, ça.  

-  D'autres livres vous ont accompagné ?  

- Des chansons. Ca compte beaucoup. On fredonne une chanson, plusieurs chansons du même chanteur, ça compte beaucoup, ça rythme, là aussi vous n'êtes pas seul. 

- Des chansons corses ?  

- Oui aussi, moi j'aime les ballades, beaucoup. On parlait de douceur tout-à-l’heure, la douceur des chansons corses– je parle vraiment des ballades. La mélancolie apaisée. Les ballades ce n'est pas tragique, c'est mélancolique. C'est un beau sentiment, la mélancolie.  

- Est-ce que c'est un sentiment qui habite votre œuvre?  

- Oui, peut être, la mélancolie. Mais ce n’est pas un sentiment négatif.  Il y a eu la mélancolie des grands poèmes allemands qui a été rendue tragique par le 19ème siècle, la mélancolie plutôt dépressive, mais la mélancolie au sens propre c'est un beau sentiment, c’est le regret des belles choses. Et qui n'a pas ce sentiment là ? C'est un beau sentiment, pas agressif du tout, qui n’abîme pas. La mélancolie n'abime pas. Qui n’abîme pas soi-même, qui n’abîme pas les autres et le regret pourquoi pas ? C’est un beau sentiment le regret des belles choses, de l’âme, de la vie de l'amour. Ce n’est pas la nostalgie. Avec la mélancolie on laisse revenir les choses à soi doucement. On est à une époque où il n’y a pas de mélancolie véritable.