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Jérôme Ferrari

écrivain

La Rochefoucauld disait que "le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement". C'était au 17ème siècle, une époque où l'on peignait des vanités agrémentées de crânes et de sabliers pour méditer sur la fuite du temps. C'était avant l'invention de la photographie. À cette maxime fait étrangement écho la phrase de Mathieu Riboulet que Jerôme Ferrari place en exergue de son dernier roman, À son image : "La mort est passée. La photo arrive après qui, contrairement à la peinture, ne suspend pas le temps mais le fixe." En l'occurrence, la mort est celle du personnage principal, Antonia V., photographe, et le roman arrive après, qui contrairement à la photo, ne fixe pas le temps mais le remanie.

Il sera difficile de louper, sur les tables des libraires, ce livre dont la couverture reproduit un autochrome de 1913 qui représente la beauté même, une jeune femme à la longue chevelure dorée assise en sirène sur une plage de galets. Pourtant dans ce roman il sera plutôt question de laideur et de guerre. Ferrari revient ici, sur le mode romanesque, à une question qui le hantait déjà dans son essai À fendre le cœur le plus pur, dans lequel il fouillait les photographies du reporter de guerre Gaston Cherau. D'ailleurs l'évocation de Gaston Cherau constitue le premier volet de ce roman composé en triptyque, auquel fait pendant le rapprochement avec un deuxième photographe, Rista Marjanovic, qui a tenu pendant deux tiers du XXe siècle " le registre des horreurs désinvoltes", nous dit Ferrari. Et comme Ferrari connaît l'art de tricoter les mailles de la réalité avec celles de la fiction, il nous donne, au centre, l'histoire fictive d'Antonia V.

Antonia V. pourrait être la jeune femme de la couverture, si elle n'avait pas échoué. Échoué comme photographe, échoué dans ses relations amoureuses, échoué dans sa compréhension du monde ; échoué finalement dans un ravin au volant de sa voiture en Balagne. Une mort stupide ? C'est pourtant celle de tant de jeunes en Corse. Devant la défaite de cette créature, on ne peut s'empêcher de penser à la défaite du dieu qui l'a créée à son image. D'autant qu'Antonia est la nièce et filleule d'un prêtre, et que les chapitres du roman, tout en retraçant la vie de celle-ci, suivent les étapes de la messe des morts célébrée par son parrain, celui-là même qui lui a offert son tout premier appareil photo. Le titre de chaque chapitre, du Requiem au Libera me en passant par le Dies Irae, est accompagné, en contrechant ou plutôt en contrechamp, de la légende d'une photo absente : par exemple : Bal de la Saint-Roch, Alta Rocca, 1973. Membres d'un commando du FLNC, commissariat d'Ajaccio, 1984. Arabes pendus sur la place du Marché-au-Pain, Tripoli, 1911. Photos fictives ou photos réelles ? Ferrari seul le sait. De toute façon leur présence sur la page de garde serait inutile. Comme l'écrit Antonia à son parrain depuis Belgrade où elle se rend en 1991 pour devenir à son tour reporter de guerre, " il y a tant de façons de se montrer obscène".

Pourtant Antonia n'avait pas besoin d'aller si loin pour se confronter à la violence. Née en Corse en 1965, elle est le témoin et l'accompagnatrice de cette génération de jeunes hommes qui investissent dans les luttes nationalistes leurs désirs d'action et leurs rêves d'héroïsmes, auxquels les condamnent une conception fantasmée et oppressante de la virilité et un code d'honneur ratatiné en une comptabilité des vexations réciproques. Bien qu'amoureuse d'un militant nationaliste, Antonia pose sur ces événements, comme la conférence de presse du FNLC en juillet 85, un regard amer : " Elle ne participait pas à l'histoire exaltante d'une île de la Méditerranée mais seulement à un jeu puéril où d'anciens amis d'enfance se déguisaient en guerriers et en journalistes sans même parvenir à prendre leurs rôles respectifs au sérieux. Elle photographiait de mauvais acteurs récitant le texte incroyablement pompeux d'une pièce ratée que ni la violence ni les années de prison ne pouvait rendre plus authentique, et, dans cette pièce, Antonia jouait elle aussi, comme les autres, peut-être encore plus mal que les autres." En 89, après la scission du FNLC, elle met en vis-à-vis, sous le nez d'un autre ami nationaliste, ses photos de l'AG de création du nouveau mouvement avec celles de la chute du mur de Berlin. " Cette photo, évidemment, tu penses bien, ce n'est pas moi qui l'ai prise. Moi, je prends des assemblées générales à la con, avec cinquante types qui fondent un parti politique dont tout le monde se fout dans une salle des fêtes pourrie et disent que c'est historique." C'est pourquoi elle décide de tout plaquer en 1991 pour aller photographier la guerre en ex-Yougoslavie. Équipée de son appareil photo, elle accomplit ce que La Rochefoucauld ne pouvait concevoir : regarder la mort fixement. De cette expérience, elle tire un enseignement en forme de paradoxe insoluble, lorsqu'elle se résout à rentrer en Corse et à reprendre son travail de photographe pour Corse-Matin : " Car il n'y avait au fond que deux catégories de photos professionnelles, celles qui n'auraient pas dû exister et celles qui méritaient de disparaître, si bien que l'existence de la photographie était évidemment injustifiable, mais puisqu'Antonia en avait fait son métier et qu'elle ne savait rien faire d'autre, il lui fallait bien se consacrer à l'une des deux catégories. Elle se consacrait donc à la deuxième et elle l'acceptait, non pas comme on assume un choix, mais plutôt comme on s'incline devant l'indiscutable autorité d'un fait." Son apathie sera secouée par les affrontements entre clans nationalistes assortis d'assassinats. " Elle alla au village où elle trouva Pascal B. dévasté par la tristesse, mais elle se moquait bien de sa tristesse, parce que c'était sa faute, la sienne et celle de tous ses semblables, c'était à cause de leurs stupides cagoules, de leurs conférences de presse et de toute leur mythologie de merde que ce pays tout entier vouait désormais un culte aux assassins".

Roman sur la photographie, À son image est aussi un roman sur la forme romanesque, en ce que le roman parvient à saisir ce que les autres formes artistiques échouent à représenter. Pour cela Jérôme Ferrari se sert de personnages inventés aussi bien que de personnes et de faits réels, prouvant une fois de plus que l'art du roman se moque de savoir si la frontière de la fiction a été franchie ou non. Au fond, le roman contemporain semble jouer le rôle de medium, entre le réel et sa représentation, qui était assignée à la photographie au début du XXème siècle. Sauf que l'irreprésentable est toujours, en dernier recours, narrable, et c'est ce qui fait la puissance de la littérature.