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Napoléon et ses filles

Une enquête de Bruno Fuligni

Napoléon a tout eu, tout connu, le talent du stratège militaire, la vision politique, le pouvoir, l’amour, la gloire, le luxe. Mais de tous les défis qu’il a affrontés, celui qui lui tenait le plus à cœur était le plus hasardeux : fonder une dynastie. En cela, il a échoué. Et pourtant, des enfants il en a eu – et aimé. La plupart des historiens s’accordent pour lui en connaitre trois. Bruno Fuligni, dans son dernier livre La fille de Napoléon, double la mise. Suivons-le : 1) Née en 1795 : d’Antoinette Catin dite Cottin, une fille, Charlotte, reconnue par M. Chappuis qu’Antoinette va épouser, qui serait donc l’aînée du jeune général qui pendant ce temps se fiance avec Désirée Clary. 2) Née en 1806, donc sous l’Empire : de Françoise Le Roy épouse de Pellapra, une deuxième fille, Emilie de Pellapra, qui deviendra princesse de Chimay. 3) La même année, 1806 : de Louise Denuelle, dame de compagnie de Caroline Bonaparte, un fils, Léon Denuelle, dit Comte Léon, alias l’Aiglon des Boulevards, qui porte le nom de sa mère et la moitié du prénom de son père. 4) Né en 1810, année du divorce d’avec Joséphine : de Marie Laczyncka, épouse du Comte Walewski, un deuxième fils, Alexandre Walewski, futur Comte Walewski, futur ambassadeur, sénateur, ministre, chouchouté par Napoléon III et pour cause, ils sont cousins. 5) Né en 1811, tirez canons résonnez fanfares, de Marie-Louise de Habsbourg Impératrice des Français, le seul héritier légitime, Napoléon dit l’Aiglon, futur Napoléon II, futur duc de Reichstadt. 6) Née en 1818, après la chute : d’Albine de Vassal, épouse du Général Montholon, une troisième fille, Joséphine-Napoléone de Montholon. Si elle porte le prénom de l’empereur comme son demi-frère le Roi de Rome, c’est uniquement parce qu’elle est la filleule de l’Empereur. Ben voyons.

On apprend en note de bas de page que sur les six enfants, donc trois de plus que la tradition n’en prête à l’Empereur, c’est la paternité des trois filles qui est contestée. Joséphine-Napoléone, née à Sainte-Hélène : aucune preuve solide de la filiation, et de toutes façons la petite n’a vécu que quatre ans. Pour Emilie de Pallapra, l’agenda de l’empereur ne colle pas. L’agenda officiel, du moins. Quant à Charlotte Chapuis, rien d’avéré non plus, sinon l’aveu d’une mère sur son lit de mort. « Ton père n’est pas ton père, mais un officier corse que j’ai bien connu à Auxonne, on l’appelait Nabulione… oui, celui qui est devenu Empereur ». Et elle l’a cru, la pauvrette ! Évidemment avec un peu d’ADN ce serait plus facile à prouver. En tous cas on est moins regardant avec la parole des femmes lorsqu’elles ont mis au monde des mâles. Un garçon, c’est tout de suite plus sérieux, plus crédible. En somme les garçons sont des bâtards, oui, mais des bâtards officiels. Les filles n’ont même pas droit à ce statut. Pourtant, rien ne prouve qu’Alexandre Walewski n’est pas le fils du Comte Walewsli, ni que le Comte Léon n’est pas le fils du facteur. Avec les femmes, n’est-ce pas, on ne sait jamais. Sauf quand ça arrange les hommes. Alors là, on sait : des aiglons, 3. Mais des aiglonnes ? Et puis quoi encore.

Le livre de Bruno Fuligni s’appuie sur certains documents issus des archives de la police, ainsi que sur une correspondance perdue et retrouvée récemment. Les lettres de noblesse de Charlotte Chappuis, c’est la police secrète de la Restautation qui va les établir, sous forme de rapports confidentiels rédigés par des intermédiaires louches et de courriers circonspects par des sous-préfets prudents. Il ne fait pas bon laisser en liberté, pendant les Cent Jours puis sous la royauté restaurée, une jeune personne qui se dit la fille aînée de Napoléon. Car malgré la mauvaise réputation de la mère de Charlotte – elle aurait été fille publique avant de se caser, d’ailleurs elle s’appelait Catin - il suffit d’un soupçon de sang impérial pour faire bouillir les imaginations. Sans compter que la belle Charlotte c’est le portrait craché du Corse, version femina. Ce nez aquilin, ces boucles brunes… c’est bien simple, on dirait Letizia. Remarquez que si l’on s’en tient aux ressemblances, à part l’accroche-cœur blond vénitien qui rappelle vaguement la zia Caroline, le petit roi de Rome, lui, il ne fait pas très ajaccien. En tous cas la menace Charlotte Chappuis, alias la princesse, semble suffisamment sérieuse aux yeux du ministre de la police générale Fouché. Il en a foutu au trou pour moins que ça. A l’instar de son père supposé mis à l’ombre par les Anglais, la princesse auto-proclamée se retrouve au dépôt. Elle y croit dur comme le masque de fer, à son histoire, un peu comme Marilyn Monroe qui se prenait pour la fille de Clark Gable. Et elle n’est pas la seule puisque le successeur de Fouché, De Cazes, va mener la même politique de prudence, et va hisser une inconnue au statut de prisonnière d’Etat. Si bien que paradoxalement, le dossier monté de toutes pièces par les autorités est justement ce qui tend à légitimer les dires de la fille. Sinon, pourquoi l’aurait-on enfermée ? Pour trouble sur les esprits ? Mégalomanie ? Ah, s’il fallait enfermer tous ceux qui se prennent pour Napoléon…

Bruno Fuligni a reconstitué le destin de cette femme décidée à faire valoir ses origines prestigieuses, accusée d’être une cinglée mythomane, enfermée, évadée, courtisée plus souvent qu’à son tour, et qui finit par s’établir comme une bourgeoise respectée, mère de six enfants dont l’aîné vient au monde en 1821, l’année où l’Aigle expire. Piste sérieuse ou fantasme ? Les spécialistes trancheront. De toute façon la détermination et l’intelligence de Charlotte n’auraient rien changé, l’Empereur ayant lui-même verrouillée sa succession par un système de primogéniture mâle. Napoléon ne voulait pas entendre parler des femmes en politique. D’ailleurs son code civil leur a retiré les quelques libertés conquises par les Révolutionnaires et les a enfermées dans le statut inférieur auquel le XIXème siècle naissant va donner un double tour. Alors si Napoléon n’a pas eu de filles ou ne les a pas reconnues, tant pis pour lui : il ne les méritait pas.

La fille de Napoléon, Bruno Fuligni, Les Arènes