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Patrick Ottomani

entrepreneur

Je vous écris de New-York. Je ne dis pas ça pour frimer, c'est important pour la suite. J'avais à faire dans le coin. J'étais sur le départ quand un compatriote me dit : " Pendant que tu es là-bas, tu devrais en profiter pour rencontrer Patrick Ottomani, le Président de l'association des Corses d'Amérique". Renseignements pris, je me dis que décrocher au débotté un rendez-vous avec ce patron multi entrepreneur qui navigue dans les sphères d’un grand groupe français du luxe, ça ne va pas être si facile que ça. Et puis en fait, si. Échange de textos : le mot "corsica" est le sésame qui débloque son agenda. Me voilà à Manhattan, un vendredi de printemps en fin d'après-midi : arbres en fleurs sur Park Avenue, touristes français en bouquets sur la High Line, new-yorkais pressés de rentrer chez eux en grappe dans le métro. Le cadre est facile à se représenter, c'est celui des films et des séries : il ne fait jamais ni trop chaud ni trop froid dans cette ville à l'écran.

Ce jour-là, Patrick Ottomani tient le rôle principal, à son corps défendant : l'homme n'aime pas se trouver pris dans la lumière. Prudent mais amical, s'étonnant de mon intérêt pour sa personne mais conscient de sa position et de son influence, s'excusant presque que la conversation tourne autour de lui mais jouant le jeu. Originaire de Ghisoni, il passe son enfance à Ajaccio, quitte la Corse à quinze ans pour étudier la gestion dans l'univers des services, un domaine qui correspond à son tempérament : "On n'est pas un commerçant valable si on n'est pas généreux", déclare-t-il comme un conseil à l'usage des jeunes entrepreneurs. Dès la fin de ses études, il s'oriente vers l'industrie du luxe où son exigence de la qualité est mise à profit. Il vit en Irlande, Angleterre, puis en Italie. Il y a quinze ans, il arrive à New-York avec un bagage cabine, et finalement il s'y installe, avec son épouse, corse elle aussi.

Ce qui le fait bouger, c'est l'inconnu. «Tout jeune, j'étais obsédé par ce qu'il y avait derrière la colline. Dans les rapports de société et l'organisation des groupes humains, cette notion de découverte apporte plus qu'elle n'enlève.» En tous cas elle n'enlève rien à son identité corse. Il affirme qu' «être corse c'est un état de fait qui doit pouvoir s'exprimer quelque soit l'endroit où l'on vit». La sagesse de cette parole résonnera chez tous les Corses qui ne vivent pas sur l'île - un million de personnes tout de même sur la planète.

Lorsque je demande à Patrick Ottomani comment il est devenu Président de l'Amicale des Corses d'Amérique, il me corrige immédiatement. «Ce n'est pas une amicale. C'est une association. Une association qui ne demande pas d'argent à la collectivité corse, et dont la raison d'être au contraire est d'apporter des ressources.» Créée il y a juste 70 ans, elle compte autour de 300 membres en réseau sur le territoire américain où vivent environ 2000 corses, avec des antennes à New-York, Philadelphie, Miami, San Francisco, Los Angeles. Si la doyenne a 92 ans, la plupart des membres sont des actifs, chefs d'entreprise et professions libérales, qui se veulent des catalyseurs de développement économique pour la Corse, en relevant des opportunités, en recueillant des intelligences, en élargissant les échanges entre la Corse et les USA. Et comme Ottomani est un entrepreneur, il gère l'association en entrepreneur, avec une vision stratégique. Tandis qu'il développe les deux axes de son pitch, le décor cosy de ce bar d'hôtel où nous prenons un thé disparaît, et j'imagine aisément mon interlocuteur au bout d'une longue table noire, dans une salle aux cloisons de verre au dernier étage d'un building en train de diriger un Conseil d'Administration ou de lever des fonds. Un exposé construit, rodé. Premier axe, l'éducation, qu'il considère «lieu de tout progrès». L'objectif de l'association est de mettre en place les conditions pour découvrir et apprendre. Par exemple, en relation avec l'université de Corte, elle place chaque année une trentaine d'étudiants corses comme stagiaires aux USA, histoire de les aider à ajouter une ligne sur leur CV et de leur fournir une expérience et une ouverture sur le monde. Ou encore, le bureau de Philadelphie, en relation avec le Lafayette College d'Easton en Pennsylvanie, développe les échanges entre labo de recherche dans les deux sens. Ottomani poursuit : « Deuxième axe, tout ce qui a un contenu économique. Ici, à New York, on est en prise directe avec une énergie humaine qui n'existe que dans ce type de grandes villes. Tout ce qui se passe d'important dans le monde passe, à un moment ou à un autre, par New York. » Je vous avais dit que ce n'était pas pour frimer et que le fait d'être à New-York était important pour la suite. Mais laissons plutôt parler cet orateur-né : « Il y a ici une concentration d'énergies et de projets qui est unique. Quand on a accès à cela, quand on est en prise directe avec la vivacité et l'énergie humaine, la moindre des choses c'est d'en faire rejaillir quelque chose sur la Corse. C'est pourquoi je ne préside pas une amicale nostalgique de "là-bas", mais une association animée par une réflexion sur le futur de la Corse, en essayant de recueillir toute la pertinence de projets qui ont lieu ici. L'association évolue, s'organise, pour rassembler les conditions qui font que l'on peut créer de la valeur et s'engager sur des initiatives, donner vie à des projets. » D'où son idée de créer "U Ponte", une structure qui va servir à lever des fonds.

Son grand rêve pour la Corse, c'est l'autosuffisance énergétique. Il imagine un territoire pilote, un exemple écologique au cœur de l'Europe, où ne circuleraient que des véhicules propres. « En attendant, chez moi, je ne peux pas brancher en même temps la cafetière et la bouilloire sans faire sauter le disjoncteur, lui dis-je. – La production d'électricité n'est pas un problème en soi, explique-t-il. Nous avons de l'eau, du soleil et du vent. Peu de territoires peuvent en dire autant.» Je ne peux même pas lui reprocher de parler du haut de son gratte-ciel : ses fils aînés, tous deux ingénieurs, l'un spécialiste de l'eau, l'autre des énergies renouvelables, sont installés en Corse. « Ce qui m'intéresse, poursuit le père, c'est l'intelligence à mettre autour de l'idée. Si ça ne vient pas du public, ça viendra du privé.»

Il a d'autres idées saugrenues : imaginez-vous qu'à présent, il est en train de me parler de cachemire corse. «Nous avons les chèvres, les montagnes. Les Écossais font du cachemire, pourquoi pas nous ? Rien n'est impossible. On peut partir de zéro, ou retrouver des savoir-faire.» Ce professionnel du luxe, grand connaisseur des produits de qualité exceptionnelle, voudrait réinstaller en Corse des filières de textile et de cuir. « Dans les années 90, j'ai accompagné mon grand père près de Ghisoni pour retrouver le hameau dans lequel il avait vécu », raconte-t-il. « Il nous a fallu du temps pour retrouver les vestiges du hameau. Mon grand père ne reconnaissait plus rien. Il cherchait le paysage qu'il avait connu, avec ses cultures, ses terrasses de blé. Les lieux étaient envahis par une forêt de pins. » S'agit-il de reconstituer le hameau d'antan ? « Non, mais de mettre la rapidité des voyages et des échanges d'aujourd'hui au service de la création de valeur. Se dire : qu'est ce qu'on ne fait pas et qu'on pourrait faire ?» Pour sa part, ce mois-ci, il invite un groupe d'entrepreneurs américains de la filière vinicole à faire la tournée des caves corses. Voyage d'agrément ? Certes, du moment que cela débouche sur des exportations. Il assure que les Américains apprécient la Corse, l'authenticité de son territoire, la préservation de la nature, et trouvent les gens accueillants et sympathiques - et pas seulement ceux que l'on rencontre sur la 5ème Avenue.

Patrick Ottomani semble arrivé à un moment de sa vie où il peut se focaliser sur ce qu'il aime. La Corse en fait partie. Son moteur principal demeure l'obsession relationnelle : donner et recevoir, faire le lien. « Je ne suis rien d'autre que tous les gens que j'ai rencontrés, dit-il. La relation est la clef de l'idée qui va jaillir » Quand il était jeune, il voulait découvrir ce qu'il y avait derrière la colline. Il sait aujourd'hui que derrière la colline, il n'y a que ce que l'on crée. « Je reste toujours émerveillé», dit-il.« Chaque jour, j'ai l'impression de m'asseoir à la table d'un conteur.»

Il ne se rend pas compte que le conteur, c'est lui.

Photo Stéphane de Bourgies