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Thierry de Peretti

Scène de tournage

En octobre dernier j’ai reçu une invitation pour le lancement d’un livre intitulé Infiltré, signé Hubert Antoine et Stephane Vilner aux Editions Vendemiaire*, dans une galerie du Marais à Paris. L’invitation provenait de l’équipe de tournage de Thierry de Peretti et elle était accompagnée de la couverture du livre sur laquelle on reconnaissait l’acteur Roschdy Zem. Il était spécifié que des scènes seraient tournées au cours de la soirée. On pouvait venir avec qui on voulait, on devait simplement signer une autorisation d’être filmée.

Le jour venu, j’ai envie d’en savoir plus sur les deux auteurs avant de me rendre à la galerie. Je ne trouve rien ni sur Antoine, ni sur Vilner. Les Editions Vendemiaire existent bien, mais il n’y a pas d’Infiltré au catalogue. En revanche, un ouvrage intitulé L’infiltré est paru chez Robert Laffont, mais pas récemment : en 2017. Son titre complet : De la traque du Chapo Guzman au scandale français des stups. Il est signé Hubert Avoine et Emmanuel Fansten. Mais pas de Roschdy Zem sur la couverture.

Hubert Avoine a travaillé comme informateur pour le compte de l’Office Français des Stupéfiants entre 2008 et 2014. Son rôle était d’infiltrer le milieu de la drogue, pénétrer les réseaux, identifier les intermédiaires et transmettre les informations. Ses missions l’ont fait sillonner l’Amérique centrale et du Sud, où il a pénétré un cartel mexicain dirigé par le plus gros narcotrafiquant du monde, Joaquin « El Chapo » Guzmàn. Il a d’autres missions en France, en Suisse, en Espagne et à Saint-Martin. En 2012 il est chargé de garder une villa en Espagne dans laquelle vont transiter 19 tonnes de cannabis manipulées avec l’aide de policiers français. Avoine commence à soupçonner que, sous prétexte de démanteler un trafic de drogue, l’Office des Stups en organise un lui-même. Ses révélations publiées en 2016 dans Libération avec Emmanuel Fansten, journaliste au pôle Enquêtes, conduisent à une procédure judiciaire et à la mise en examen du patron des stups. Viendra ensuite le fameux livre écrit à quatre mains par Avoine et Fansten qui retrace le parcours de l’informateur, dont le livre au lancement duquel je suis invitée est un clone de cinéma.

Autrement dit, entre Hubert Antoine et Stéphane Vilner, je vais passer la soirée avec des personnages fictifs. Ou presque : de Hubert Avoine à Hubert Antoine, on n’est pas loin de l’homonymie. En tous cas, il y a du jeu dans le réel.

En 2017, Thierry de Peretti, qui vient de présenter Une Vie Violente à Cannes, reçoit une proposition pour réaliser l’adaptation du livre d’Avoine et Fantzen sous forme d’une mini-série de six épisodes. Les producteurs rêvent peut-être, et comme on les comprend, à un Narcos qui aurait la finesse du Bureau des Légendes. Peretti a filmé la violence explosive des combats indépendantistes, il saura montrer la violence sourde et continue des narcotrafics. Or Peretti ne dédaigne pas les séries mais ce n’est pas parce qu’il aime en consommer qu’il a envie d’en fabriquer. Il accepte le projet à condition de pouvoir tourner en même temps une version cinéma. Le projet de série tourne court, celui du film reste. Cette anecdote souligne, à contre-courant, que le 7ème art, comme tous les arts, repose sur une nécessité intérieure dont les séries, vite désirées, vite oubliées, se passent. Ce n’est sans doute pas vrai de la totalité des films, mais enfin quand on va chercher Thierry de Peretti ce n’est pas pour lui demander de filmer des camions louches et des zodiacs furtifs.

On peut imaginer que ce qui va l’intéresser, ce sont moins les événements en eux-mêmes que la révélation du scandale d’état. En cela il rejoint un genre illustré par Oliver Stone avec son film Snowden et plus récemment Scott Burns avec The Report (qui relate l’enquête du Sénat américain sur l’utilisation de la torture par la CIA). Lors du festival de Sundance, Daniel Jones, l’enquêteur obstiné et courageux présent à la projection a reçu une ovation de la part du public. Ce ne pourra pas être le cas à la sortie du film de Peretti pour Hubert Avoine, décédé l’an dernier. L’engagement citoyen et la conviction qui animent Avoine et Fansten, en guerre contre l’Office central, séduisent Peretti.

Mais il n’y a pas que cela. Peretti y voit un sujet très contemporain (le volet judiciaire est toujours en cours) et l’occasion, après cinq films en Corse et sur la Corse, de saisir le Paris d’aujourd’hui, celui de l’après 13-Novembre, de Nuit Debout et des Gilets Jaunes. On y retrouvera sans doute la veine critique du réalisateur des Apaches pour qui cette histoire est « un endroit qui permet d’examiner le capitalisme », mais ce sera d’abord le portrait d’une ville et d’une société – même si, pour les besoins de l’intrigue, il va aussi planter sa caméra en Suisse et en Espagne. Peretti ne cache pas qu’il se sent assez proche du personnage du journaliste, l’intellectuel urbain qui prend le nom de Stéphane Vilner incarné à l’écran par Pio Marmaï. Il l’était sans doute aussi de Stéphane d’Une Vie violente, le bourgeois à la mode avec ses lunettes branchées. Le jeune Bastiais était travaillé à la fois par l’archaïsme et la modernité, tandis que le journaliste fait tandem avec Hubert Antoine (Roschdy Zem dans le film), un homme qui a roulé sa bosse en Françafrique dans les années Chirac, mais c’est la même dualité qui est à l’œuvre. Ensemble ils font tomber le grand patron des stups (Vincent Lindon). Il parait qu’un artiste, quel que soit son sujet, Les Esclaves pour Michel-Ange, un poisson rouge pour Magritte, parle toujours de soi. Pour Thierry de Peretti, c’est dans son rapport à l’histoire, à l’urgence politique, à la Corse et à Paris qu’on peut percevoir quelque chose de lui.

J’arrive avec une amie à qui j’étais sure de transmettre le plaisir que m’avait fait Thierry en m’invitant. La scène qui va être tournée est donc celle du lancement du livre-événement. Nous sommes accueillies devant la galerie, on s’assure aimablement de notre autorisation d’être filmées, on nous donne une seule consigne : ne pas regarder la caméra. Encore faudrait-il savoir où elle se trouve, et quand ça va commencer. En attendant, nous entrons prendre un verre. En face de la porte d’entrée, un bureau sur lequel sont posés quelques exemplaires du livre, mais il n’y a personne assis derrière pour les dédicacer. Geneviève demande à une jeune femme si elle sait où sont les auteurs ou si elle les connait. Elle n’en sait pas plus que nous mais du coup nous commençons à bavarder, nous parlons édition et rentrée littéraire. A présent il y a beaucoup de monde à l’intérieur, nous décidons de sortir prendre l’air. Le réverbère du mur de l’immeuble est encapuchonné, remplacé par un spot de cinéma. Au-dessus de la petite foule est tendue une perche à prise de son, qui inquiète un peu Geneviève : le dispositif est tellement discret et l’ambiance tellement naturelle qu’elle craint de l’oublier et que nos pia-pia de copines soient enregistrés. Nous nous intéressons quelques minutes à l’équipe qui vient installer un rail sur le trottoir d’en face. Ce sera pour la camera. Je me dis qu’il faut que je fasse bien attention à ne pas la regarder, et puis je l’oublie et de nouveau, nous nous abandonnons au plaisir des rencontres et des mondanités. Devant la galerie je sympathise avec un acteur, nous discutons quelques minutes, je perds Geneviève, je la retrouve plus loin, elle aussi en grande conversation avec des gens qu’elle me présente. Puis j’aperçois Thierry assis sur un tabouret tout au bout du rail, discret, vêtu de gris et noir, assorti au bitume, aux ardoises, à la nuit parisienne. Il est entouré de quelques personnes de son équipe, le regard concentré sur un écran. Sa caméra est puissante sans être énervée. C’est un radar, un détecteur. Bien qu’il soit au plus près du réel, son esthétique est celle de la résonance, du recul, du cadrage large qui laisse le spectateur faire le choix de ce qu’il veut regarder, du plan séquence, du mouvement lent, ancré, dans un point de vue débarrassé des saccades des champs/contrechamps. Apparemment ça tourne, mais depuis quand ? Il n’y a pas eu de « Silence, on tourne ! » ni de clap, aucun des gadgets du folklore du cinéma. Quelque part au milieu de la foule, les acteurs principaux jouent leur rôle, disent leur texte. « Et si j’étais passée à ce moment précis ? », vais-je lui demander plus tard, me figurant dans le rôle de la maladroite qui fait tomber les décors, fiche en l’air une prise. « Si j’avais posé une question aux acteurs, interrompu la scène ? » Il me répondra qu’il est là pour capter ce qui arrive. Qu’il souhaite l’irruption, qu’il a envie d’accidents. Sa méthode, c’est de créer un moment, de poser un cadre, et de se balader à l’intérieur. Il aime la fréquence de jeu particulière que le réel fait peser sur les acteurs.

En tous cas, c’est peut-être une fausse séance de dédicace, mais c’est un vrai moment.

Pendant les vacances de Noël, quand j’en reparle avec Thierry dans un café d’Ajaccio, il insiste sur la nécessité de produire quelque chose qui donne de la joie. Il utilise ce même terme pour évoquer ce qu’il y a au cœur de son film. Je m’étonne : « De la joie dans une histoire de trafic de drogue et de corruption policière ? » Il tourne la tête vers la mer et laisse passer un silence assez long. Je ne sais pas s’il veut en rester là où s’il réfléchit. Il pèse le mot suivant : « De la spiritualité. Les questions intérieures que soulève le film à travers les personnages sont au moins aussi importantes que les questions narratives ». Autrement dit, quand on prétend enfermer des spectateurs dans une salle obscure pendant une heure trente, il faut leur promettre davantage qu’une belle mécanique d’intrigue en une cascade de causes et d’effets. Impossible de parler d’un film que je n’ai pas vu. Pendant que j’écris ces lignes, Thierry en commence tout juste le montage. Mais je ne prends guère de risque en disant qu’il ne faut pas s’attendre à un bang bang boum boum.