Revenir au site

Véronique Cardi

Le goût de l'imprévisible

 

Il est rare d’entendre une PDG revendiquer sa subjectivitécomme clef de la réussite de son entreprise plutôt que la connaissance dumarché et les statistiques prévisionnelles. Une entrepreneuse à succès qui plus est. Véronique Cardi crée sa première maison d’édition, Les Escales, à l’âge de 30 ans, est bombardée à 32 ans Directrice du Livre de Poche où elle gère plusieurs centaines de milions de CA annuel, et prend à 38 ans la direction de la maison d’édition JCLattès, avec pour feuille de route l’ambition d’en faire l’une des premières du Groupe Hachette.  

Pourtant si vous lui demandez ce qui fait qu’un livre marche, elle vous répondra qu’elle n’en sait rien. « La magie et le vertige, c’est qu’on ne peut pas prévoir », dit-elle. Contrairement à la plupart des entrepreneurs qui ne savent naviguer qu’avec une batterie d’outils de planification, l’imprévisibilité, assez spécifique à son secteur, ne lui fait pas peur. Mieux, elle adore ça. Dans l’édition où la matière première est l’imagination des écrivains, elle se vit comme une alchimiste qui va essayer de transformer le papier en or. Et souvent, elle y parvient - on se demande comment.  

Passons sur son éducation entre deux parents professeurs d’histoire-géographie, sur sa vocation abandonnée de prof de philo après un stage chez Philippe Rey (la petite maison indépendante qui vient de dérocher le Goncourt), sur ses premières expériences au Seuil et chez Belfond, sur son éblouissement de jeune assistante en littérature étrangère devant des géants comme Joyce Carol Oates, Elfriede Jelinek, Gunter Grass, John LeCarré - ce n’est pas du name dropping : dans ce milieu, c’est la norme. En revanche, elle ne se drape pas dans ses diplômes en philo et en allemand et se reconnaît deux-trois talents en marketing : de ceux qui font que six mois après le lancement des Escales, un de ses titres, L’île des oubliés, décolle jusqu’à conquérir un million de lecteurs. Passons également sur ses compétences en gestion et sa capacité à interpréter des chiffres, qui s’affirment lorsqu’elle accède à des postes de direction. C’est son job de manager, après tout.  

Non, l’ingrédient magique de Véronique Cardi, c’est ce qu’elle appelle sa subjectivité, et elle répète le mot, considérant que son rôle est de « construire des communautés de subjectivités » entre auteurs, libraires, influenceurs, lecteurs. Du coup on en vient à se demander ce que c’est, la subjectivité, dans le monde des affaires, et dans quelle mesure c’est efficace. 

Avec ses yeux noisette, sa chevelure chataîgne, son empathie chaleureuse, avec sa fougue communicative et son verbe généreux, avec son patronyme corse, Véronique Cardi est une parfaite Alsacienne. Appellation d’origine controlée : née près de Mulhouse, élevée à Strasbourg. Côté père, le pays de l’enfance c’était l’Algérie où les aïeux originaires de Partinello, un minuscule village au-dessus de Porto, avaient émigré à la fin du XIXe siècle. Lui, il est né près d’Oran. La Corse il n’y a pas mis les pieds. Jusqu’à ce que ses enfants, travaillés par la question des origines que soulève l’adolescence, la lui fassent découvrir.  

Mais des histoires de Corses de la diaspora qui redécouvrentle charme de l’île et y reviennent ensuite chaque été, on en compte des milliers. Ou une seule : la même. On a ce fond d’inconnu familier dans l’âme, on se berce du fantasme d’un ailleurs, d’un territoire inconnu, un oïkospour lequel on se sent un attachement romancé, une forme d’amour clandestin qui nourrit l’imaginaire. Bon, d’accord. Mais ce qui est intéressant, c’est ce qu’on va en faire dans l’existence.  

Véronique Cardi en a fait son radar à histoires. Pour elle, la littérature est un voyage dans l’inconnu dont chaque livre est une escale – d’où le nom de sa première maison d’édition. Et comme l’imprévu ne lui fait pas peur et qu’elle est capable de diriger en l’intégrant, elle en organise les divers parcours, elle en fait fructifier les divers talents - celui, confirmé, d’une Nina Bouraoui, celui, émergent, d’un Djamel Cherigui, le jeune épicier de Roubaix qui vient de faire un carton de 25000 exemplaires avec son premier roman. Il est paru dans la collection La Grenade, le nouveau label explosif et fruité créé avec Mahir Guven chez JCLattès pour accueillir une nouvelle génération d’auteurs et de lecteurs. 

Et si Véronique Cardi ne fabrique pas de l’or à tous les coups, en tous cas elle sait faire des livres.