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Antoine Compagnon

Le premier jour de l'immortalité

 

Un après-midi de mars, à Paris, AntoineCompagnon descend à pied du Collège de France à l’Académie française. Le Collège de France, il y a occupé pendant quinze ans la Chaire de littérature française et contemporaine et il vient d’y donner sa dernière leçon. L’Académie française, il y a été élu le mois dernier. Aujourd’hui, c’est sa première vraie prise de contact avec l’Institut. Il lui faut préparer son installation, qui sera suivie de la réception publique. Entre temps il aura fait faire son habit vert et choisi son épée.  

Mais aujourd’hui, il est chaussé de baskets. Pas pour sacrifier à la mode – la mode n’est pas son style – mais parce que cela convient à son allure décontractée. De la rue des Ecoles au quai Conti, de son ancienne vie à sa nouvelle Immortalité, il y a un quart d’heure de marche. Le voilà devant la Sorbonne, où il a enseigné également pendant douze ans, en même temps qu’à Columbia University. Il connait le quartier latin par cœur depuis ses années d’étudiant. « Ah oui, il a dû faire Normale Sup, rue d’Ulm ? - Pas du tout. Il était à Polytechnique, située à l’époque derrière le Panthéon. - Comment ça se fait ? – Eh bien, il a suivi la voie toute tracée d’un jeune homme fort en math, c’était ça où Saint-Cyr, comme son père. - Le Général ? - Exactement. Mais comme à l’X, il lui restait du temps libre (il est de notoriété publique que c’est une école où l’on ne travaille guère) il s’est mis à préparer une licence de lettres, pour le plaisir. Et puis de fil en aiguille, vous savez ce que c’est, il est allé jusqu’au Doctorat d’Etat. – Il n’avait pas l’esprit ingénieur alors. – Au contraire. Le sujet de sa thèse sur Montaigne et la citation, c’est l’ingénieur en lui qui l’a soulevée : comment ça marche ? Comment sont faits les livres ? Quels rapports entretiennent-ils entre eux ? – Et le Général, il l’a bien pris ? » Une bête à concours, en somme, même s’il rêve régulièrement qu’il rate le Brevet des Collèges. Et son dernier concours, c’est l’Académie Française. 

La beauté de la chose c’est que juste avant d’intégrer le cénacle des Immortels, Antoine Compagnon a publié La Vie derrière soi, un essai sur les Fins de la littérature, à entendre dans le double sens de but et de terminaison, et qui contient sa dernière leçon au Collège de France, Prendre la sortie. En effet, l’heure de la retraite approchait, en même temps qu’un deuil personnel assombrissait cette période. Et pourtant, nulle nostalgie dans La Vie derrière soi. Ce livre est une enquête sur le mythe du chant du cygne, sur les fins de vie d’artistes et d’écrivains. Leurs dernières œuvres sont-elles puissantes en ce qu’elles vont à l’essentiel, ou au contraire décadentes ? Il y est question de Leonard de Vinci et de Rembrandt, de Beethoven, Degas, Sartre. Et peut-être aussi de tout un chacun, quand vient le moment de faire le bilan de sa vie.  

On serait tenté de considérer La Vie derrière soi, méditation sur la fin et l’éternité, comme l’adieu d’Antoine Compagnon non seulement au Collège de France mais aussi à la scène littéraire qu’il a fréquentée pendant toute sa carrière, du côté universitaire et critique avec Proust et Montaigne comme chouchous, et du côté créatif aussi puisqu’il est également l’auteur de romans. Bien sûr, quoi que l’on écrive (sur Proust, sur Montaigne ou sur Antoine Compagnon), on écrit toujours sur soi, tant il est vrai qu’un texte s’enracine dans des questions qui touchent l’auteur. Le sujet réel du livre n’est pas seulement le sujet apparent. Ecrire sur les fins de l’écriture, clore avec un dernier chapitre intitulé « Gagner la sortie », ce serait une mise en abyme, n’est-ce pas ? Aussi lui ai-je demandé s’il fallait voir une forme élégante d’au revoir dans son dernier livre. 

Eh bien pas du tout. « Mon dernier livre… Lequel ? » a-t-il répondu. Ma balourdise est à mettre sur le compte de la lectrice encore habitée par le dernier livre lu, la fameuse «Vie derrière soi»,  tandis que l’auteur en a déjà publié trois ou quatre autres. Pour un homme qui part à la retraite il est plutôt occupé. La faute à qui ? La faute à Proust, puisque 2022 est le centenaire de sa disparition et que Antoine Compagnon s’en est fait l’expert. Il a déjà livré un volume sur Proust et les Juifs, annonce pour avril un volume de la Pléiade complétant A La Recherche du Temps perdu et prépare une exposition au Musée d’art du Judaïsme.  

Sans compter le dossier sur lequel j’avais failli m’asseoir en entrant dans son bureau au Collège de France : posé sur la chaise visiteurs, il contenait les épreuves de Un été avec Colette, la transcription de l’émission diffusée sur France Inter l’été dernier.  Il s’agit du 4ème été qu’a passé AntoineCompagnon avec les auditeurs, après ceux consacrés à Montaigne, à Baudelaire, à Pascal, dans son inlassable croisade pour défendre la lecture et rendre accessibles les classiques.  A croire que ce sont les Immortels qui nous envoient les saisons.