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Jean-Marie Rouart

écrivain

Jean-Marie Rouart ne possède pas de maison en Corse. C'est la maison qui le possède. Perchée dans les collines d'un village du Cap, elle a pris son temps pour l'attirer jusque là-haut, depuis son premier séjour à Propriano à l'âge de 18 ans. Ensuite, il a fouillé les îles grecques à la recherche, peut-être, d'un ancrage qu'il a même pensé trouver dans un monastère sur l'île de Samos. Il sait qu'au fond il est un îlien adoptif, né à Neuilly dans une famille d'artistes, mais élevé à Noirmoutier par des marins-pêcheurs. Il a redécouvert la Corse quelques années plus tard, par la voie parisienne, en invité du petit cénacle littéraire qui se formait chaque été dans la baie de Saint Florent. Rien de plus facile pour cet écrivain que d'en évoquer les beautés, le bleu céruléen du ciel, l'odeur du maquis, le goût du bruccio. Il se prête à l'exercice avec grâce. Mais quand il parle de la Corse, rapidement il préfère parler des gens. Les amis parisiens, bien sûr, qui l'ont initié à Fornali, amis d'autrefois comme Paule de Beaumont et Maurice Rheims, ami de toujours comme Jean d'Ormesson ; à présent, depuis vingt ans qu'il s'est installé à Figarella, les amis du village. Lorsqu'il y arrive en 1997, un homme vient lui rendre visite. «Je voudrais rencontrer votre père. – Mon père ? – Oui, l'Académicien.» Il finit par avouer que c'est lui. En échange, l'homme lui donne un conseil : « Ici, pas de politique, et pas de femmes.» Pas de politique, passe encore, il peut toujours s'en occuper à Paris, après tout il est journaliste. «- Pas de femmes ? - Pas de femmes corses. Des Parisiennes, des Danoises, des Suédoises si vous voulez mais pas des Corses.» Dommage, on aurait pu demander leur avis aux femmes. Beau, intelligent, bien élevé, célèbre et célibataire, après tout il était le gendre idéal. Mais il a respectueusement suivi le conseil. «J'ai besoin que cette maison existe, je veux pouvoir m'y ressourcer, été comme hiver. J'ai beaucoup d'amis à Figarella ou a côté.» Pourtant, cette belle " maison d'américain", désormais maison d'écrivain, il hésite encore à affirmer que c'est sa maison. Il préfère laisser aux gens de Figarella le soin d'en décider. Il y a apporté deux tonnes de livres, devis du déménageur à l'appui, et il confie qu'il y a écrit beaucoup de ses romans.

Le dernier paru, Une jeunesse perdue, résonne de façon inattendue avec un épisode de Jacques le fataliste de Diderot. Dans l'un comme dans l'autre, l'amorce du récit tient au drame de la disparition du désir. Dans le roman de Diderot, l'habitude et le confort d'une liaison non contrariée ont asséché le désir du marquis des Arcis pour sa maitresse en titre, qui va se venger en jetant dans les bras de son ex-amant une prostituée dont il va devenir fou amoureux au point de l'épouser. Dans le roman de Rouart, déçu par son mariage, inquiet de la menace de la vieillesse qui détourne de lui le regard des femmes, le narrateur se laisse embobiner par une jeune et fatale beauté. Dans les deux situations, il s'agit d'un homme intelligent, éduqué, sensible, que son désir met corps et biens à la merci de manipulatrices cyniques. Et dans les deux situations, la conclusion est surprenante. Chez Diderot, le repentir et la sincérité mènent au bonheur conjugal. On ne révèlera pas la fin d'Une Jeunesse perdue mais les lecteurs familiers de l'œuvre de Rouart peuvent au moins s'attendre à retrouver le thème, cher à l'écrivain, du désir tyrannique, de l'amour illusoire et de leur ambiguë célébration payée au prix fort. Le personnage est peut-être ici, contrairement à M. des Arcis, une victime consentante. Pourquoi ? Parce que M. des Arcis cesse provisoirement de désirer, alors que le narrateur d'Une Jeunesse perdue cesse pour jamais d'être désirable.

Si la question de la séduction masculine traverse la littérature, elle le fait rarement au détriment des hommes et encore moins dans le souci du désir féminin. Don Juan, Casanova, le Valmont des Liaisons Dangereuses, Julien Sorel, Bel-Ami, sont des figures du désir masculin triomphant. Stendhal a bien créé un amant impuissant dans Armance, son premier roman, mais au moins Octave est-il désirable et aimé. La tradition romanesque a largement exploré les compromis sociaux, sentimentaux, voire financiers qui sous-tendent toute histoire de séduction mais elle a rarement envisagé la situation d'un homme comme objet de désir. Rouart pose la question avec encore plus d'acuité en plaçant un homme vieillissant face à une jeune femme. Or, et c'est l'originalité de ce roman, l'amant n'est pas impuissant, loin de là. Son drame, c'est qu'il a cessé de plaire. Le regard des femmes, la promesse de la volupté lui sont confisqués. Il est placé d'emblée dans la posture de la défaite. «L'horreur du vieillissement » dit l'auteur, « c'est l'attirance pour la jeunesse alors que cette jeunesse a disparu pour toujours et c'est très difficile de la récupérer sinon en payant. C'est cette question qui est affreuse, et son hypocrisie.» En même temps il reconnait que c'est une impasse parce qu'acheter de l'amour ce n'est pas l'amour. «C'est acheter une illusion, et pourquoi pas. Il y a ce tabou sur l'argent qui dit qu'être aimé pour son argent ce n'est pas bien.» Y a-t-il une limite au prix que l'on est prêt à payer pour l'accomplissement d'un désir, quand ce désir est l'expression même de la vie ? Jean-Marie Rouart dénonce une morale figée. En cela, il se décrit comme "un franc-tireur de la droite" et "un anarchiste bien élevé". «Je me soumets à l'ordre social pour tout ce qui est secondaire, c'est-à-dire que je vis dans un cadre de vie bourgeois, j'aime les belles manières, j'aime les convenances, j'aime l'ordre social bien réglé, policé, j'aime les gens bien élevés. Je suis assez conformiste sur le plan social mais je demande pour moi-même une liberté totale qui ne dépend absolument pas de la société. Je ne veux pas que la société m'impose ses jugements.» Dès le début de sa carrière de journaliste, il a surpris tout le monde en menant des combats à contrepied de son milieu social bourgeois et de son journal de droite, comme celui en faveur des prostituées, ou encore la défense de Omar Raddad, le jardinier marocain accusé en 1991 du meurtre de sa patronne. «Ce n'était pas un combat évident parce que tout le monde disait "c'est un arabe, il est forcément coupable". Il ne croit pas aux verdicts de la société, qu'il juge fluctuants. Il tient à rappeler que son premier article paru à la Une du Figaro, en 1967, portait sur l'affaire Gabriel Russier, cette jeune professeure amoureuse de son élève. « Ce couple, ce pourrait être celui du Président de la république aujourd'hui, ce qui montre la relativité de la morale. Les sociétés sont répressives de façon injuste. Pendant très longtemps on a considéré que la torture était normale, ou l'esclavage. Le rôle d'un écrivain est de précéder, d'être le porte-voix de la loi naturelle contre la loi sociale.»

Ce qu'il fait dans son dernier roman combine les thèmes du vieillissement, de l'argent et de la femme fatale. «Cette femme, en filigrane, c'est la mort, qui vous dépossède de tout. Toutes les illusions de la vie disparaissent, il ne reste rien. Cette femme c'était l'image de la vie, de la jeunesse, et c'est la mort.» Il le dit avec légèreté et sur un ton d'évidence. Il y a chez lui une acceptation amusée de la dimension tragique de l'existence.

En témoigne l'anthologie de cinq de ses romans qui vient de paraître sous le titre Les Romans de l'amour et du pouvoir. On n'y trouve que des femmes fatales et des hommes désillusionnés. «C'est un thème privilégié chez moi parce que les femmes fatales apportent au roman le sel, le poivre » dit-il en badinant. « Elles apportent l'élément perturbateur. J'aime bien les gens qui sont déraisonnables. Je pense que l'amour est un élément de déraison dans la société, c'est pour cela qu'on a essayé de le codifier avec le mariage.» C'est la même dynamique qui lui fait préférer le roman à tout autre genre littéraire, bien qu'il soit également l'auteur d'essais, de biographies et d'autobiographies, mais qui, selon lui, sont tout de même l'œuvre d'un romancier. Il aime inventer des personnages romanesques pour chambouler la vie quotidienne des lecteurs. Il veut les « introduire dans une tragédie, dans un drame avec des personnages qui vont donner le sentiment de vivre quelque chose d'un peu héroïque, d'un peu chevaleresque. C'est ce qui me plaît dans le roman, c'est le côté hors norme.» Lui qui déteste plus que tout la banalité, il multiplie les personnages féminins irrésistibles qui «arrachent les hommes à leurs ambitions, à leur prosaïsme. Elles les amènent au suicide. J'aime les femmes fatales parce qu'elles sont liées avec la destinée. Quand on rencontre une femme fatale on n'a pas la même destinée que si on avait rencontré une dame convenable et c'est en cela qu'elles dynamisent le roman.» La femme fatale, c'est une créature un peu monstrueuse, croisement de la destinée et de l'amour.

Pourtant l'amour, il n'y croit pas. Ou plutôt, il n'y croit que dans ce rapport avec la destinée, qui est l'autre grand thème de son oeuvre. C'est d'ailleurs le titre de sa biographie de Napoléon : Napoléon ou la destinée, titre qui exprime à quel point la destinée est la grande question qui distingue les hommes. Selon Rouart, il y a ceux qui sont convaincus d'avoir une destinée et ceux qui ne se sont jamais posé la question. Or la question de la destinée, c'est celle du doute, de l'échec. «Les gens qui s'extasient sur leur succès passent à côté de l'essentiel. C'est en cela que Napoléon est un exemple. En permanence, il a douté de lui-même. Il a cru en sa destinée tout en doutant de lui-même. Pourquoi tant de gens s'identifient à Napoléon ? C'est à cause de ses échecs. Car il nous amène des pilules de réconfort. On se dit : si quelqu'un qui a connu autant d'échecs, peut connaître par ailleurs autant de réussite, ce qu'il a résisté.»

Son destin à lui, c'était de se consacrer à l'art et la littérature et il considère qu'il a résisté à sa manière, comme Napoléon, à tous les chagrins, chagrins d'amour et chagrins de livres. « À chaque fois je me disais : j'ai des anges gardiens et je ne m'en sortirai. Et puis j'avais la littérature. Je suis un miraculé de la littérature. Je devrais mettre mes béquilles à Bernadette Soubirous ou à Notre-Dame de Lourdes.» On a beau lui faire observer qu'il y a pire souffrance que d'avoir été refusé par des maisons d'édition à vingt ans et publié à trente, ou de s'être vu refoulé cinq fois de l'Académie française avant d'y être admis, cet observateur inlassable de l'ambition et de l'échec rétorque qu'en matière de souffrance il n'y a pas de comparaisons possibles. Que l'on souffre par rapport à soi-même et non par rapport aux autres, par rapport au but que l'on s'est fixé. «J'ai une sorte de frigidité devant le succès. Je suis un enfant gâté qui n'a jamais capitalisé sur le succès. Il y a des gens qui se sentent grandis par le succès, moi je n'ai pas connu de très grands succès, par rapport à mes rêves. Je suis toujours un peu frustré, j'ai vis-à-vis du succès une position critique qui est de toujours relativiser les choses.» Et surtout une ambition qui est le fait des rêveurs puisqu'il a choisi la voie de la littérature, « le pays où l'on n'arrive jamais.»

Au moins il est soulagé d'avoir pu s'insérer, de son vivant, dans le groupe auquel il rêvait d'appartenir, qu'il a mythifié et qu'il appelle sa chevalerie : « Jean d'Ormesson, Michel Déon, Félicien Marceau, Antoine Blondin qui a écrit le premier grand article sur mon premier livre, Philippe Tesson… c'était une chevalerie, c'était des hommes avec lesquels j'étais dans une connivence littéraire formidable. Elle me paraissait la continuation d'une autre chevalerie, celle d'Aragon, Drieu La Rochelle, Montherlant, Giono. Mon but c'est d'avoir une place dans la littérature, même la plus petite. Les gens écrivent pour de multiples raisons mais tous n'ont pas envie de faire de la littérature. Beaucoup ont envie de vendre leurs livres, d'être connus mais finalement assez peu se sentent une solidarité avec Proust, Romain Gary, Malraux.» En effet lorsque Jean-Marie Rouart se souvient d'un de ses propres livres, c'est de façon imprécise et en passant. On croirait voir un de ses amis s'approcher discrètement, passer son bras par dessus l'épaule de l'écrivain pour nous saluer sans trop nous déranger tandis que lui continue de nous parler des autres. Et les autres écrivains, contemporains ou passés, il les évoque avec un soin amoureux. Il les cite, il s'attarde, il y revient. Il s'empresse de souligner qu'on peut être de droite et aimer Aragon qui était communiste. «La littérature rassemble alors que la politique sépare.» Il revendique un positionnement politique tantôt de droite, tantôt de gauche, en fonction des sujets. «J'ai défini ma position politique par cette phrase de Balzac: "J'appartiens à ce parti d'opposition qui s'appelle la vie". Et là encore, ce n'est pas comme éditorialiste politique qu'il se situe, mais comme un romancier qui écrit sur la politique. Il rappelle cette boutade de Romain Gary : "Montrez un tissu rouge à un caméléon, il devient rouge. Montrez-lui un habit d'Académicien il devient vert. Montrez-lui une couverture écossaise il devient un écrivain." Sans doute est-ce la lecture du Bloc-notes de Mauriac qui l'a inspiré pour écrire son journal des deux derniers quinquennats, Un Psychodrame français. « Moi ce qui me intéresse c'est… peut-être pas d'avoir le talent de Mauriac ou de Bernanos, mais être dans la lignée d'écrivains qui ont parlé de politique.» Et aussi : «Faire de la politique, je l'ai rêvé mais c'est resté à l'état de rêve. Ça m'aurait empêché de faire ce qui était mon but, qui était d'écrire.»

Il confie qu'avec Une Jeunesse perdue, il pensait en avoir fini avec les romans. Mais très vite, il a eu l'idée d'un autre. Il y travaille en ce moment même, dans les collines de Figarella. Est-ce la maison qui l'inspire ? Ou Napoléon, qui, dans une lettre d'amour à Joséphine, écrivait : « Nous naissons, nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux » ? Car, pour Jean-Marie Rouart, «cette idée du merveilleux c'est ce que la littérature apporte à la vie. C'est qu'on y retrouve des éléments de sa propre vie mais projetés dans le merveilleux».