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Marie-Ange Luciani

productrice

Et la gagnante est…Marie-Ange Luciani. Elle n'a pas besoin d'attendre la clôture du Festival de Cannes pour se sentir récompensée. La productrice de 120 battements par minute réalisé par Robin Campiello rayonne de fierté depuis que le film est sélectionné pour la Palme d'Or parmi les dix-huit titres en compétition. Inutile, le soir de la projection, de guetter Marie-Ange Luciani parmi les robes à falbalas. Pour monter les marches, elle a choisi un smoking noir, ce coup de chapeau de la mode à l'égalité hommes-femmes. Elle fera son possible pour échapper aux flashes car elle a horreur d'être filmée, photographiée ou enregistrée : l'idée de laisser une trace figée la rend anxieuse. L'image qu'elle donne, elle voudrait la reprendre aussitôt. Ses paroles aussi. Elle parle beaucoup, une phrase corrigeant l'autre, parfois jusqu'à la limite de la contradiction. Par exemple, elle se décrit comme hypocondriaque et angoissée par la mort, en éclatant de rire. Ou encore, elle souligne la nécessité pour elle de vivre à Paris où se trouvent les bureaux de sa boîte de production, tout en affirmant qu'elle ne se voit pas vivre ailleurs qu'en Corse. Elle promet qu'elle y reviendra quand elle sera sage. C'est-à-dire jamais. Cela dit, entre le jour de la projection du film à Cannes, et l'attente du verdict du jury pour la Palme, elle ne va pas rester sur la Croisette, ni remonter à Paris. "Je vais rentrer". Comprendre : elle va rentrer à Ajaccio, sa ville natale, où vivent toujours ses parents et ses amis. Elle, elle est partie il y a vingt ans. Un exil douloureux, un déchirement ? Ah, pas du tout, mais alors pas du tout. C'est même peut-être à ce moment-là que l'histoire commence.

Lorsqu'elle quitte l'île à 17 ans pour faire ses études Aix en Provence, c'est une libération. Elle assure que ça l'a sauvée. Jusque- là, son horizon culturel, c'était les deux cinémas du cours Napoléon et le vidéoclub de Mezzavia. Quand elle était petite, elle voulait devenir la nouvelle Isabelle Giordano, critique de cinéma. Adolescente, tout ce qu'elle désire, c'est découvrir autre chose. Alors Aix-en Provence, ce n'est pas la méditerranée à boire, mais c'est déjà un ailleurs. Si elle s'inscrit en Lettres, c'est moins par amour pour la littérature que pour apprendre à penser. Au lycée, elle a lu tout au plus quelques textes pour le bac, et ce ne sont pas ses parents, qui n'ont pas fait d'études, qui peuvent la mettre sur la voie. Alors à Aix, c'est l'explosion. " Jusqu'à la licence, ça a été trois ans de fêtes et de lectures" dit-elle pour résumer. Boire beaucoup, rouler vite, vivre à fond, lire cinq fois de suite Voyage au bout de la nuit au point qu'un de ses professeurs finit par lui conseiller de changer de références. Elle suit les conseils, va plus loin : elle change d'université aussi. À la Sorbonne, elle se passionne pour Michel Butor et La Modification, ce récit du changement qui s'opère dans l'état d'esprit d'un voyageur au cours d'un long trajet en train. Ensuite, elle soutient son master de littérature comparée sur Les Vagues de Virginia Woolf. "J'étais un clown joyeux, ça m'a calmée", dit-elle. " Avec Virginia Woolf j'ai découvert que j'avais droit à l'intériorité." L'année suivante, en DEA, elle se consacre à l'identité narrative à la suite des travaux Paul Ricoeur et c'est avec cette question de l'identité en tête qu'elle envisage une thèse. Mais alors, si elle pense à une carrière universitaire, pourquoi ne pas rejoindre Corte ? lui suggère son directeur de recherche.

Alors là, pas question. La simple idée de se retrouver en Corse la rend claustrophobe. La quête de l'identité, oui, le repli identitaire, non. Elle ne se voit pas évoluer dans cette société qu'elle considère encore organisée autour de vieux schémas archaïques qui donnent la place centrale aux hommes. Pas facile d'être une fille dans ce contexte, entre une mère au foyer heureuse de l'être et un pater familias qui régente tout, avec bienveillance et soutien, certes, et un amour illimité, au point de considérer ses enfants comme des prolongements de lui-même. Depuis quelques jours, il ne dit pas "et si tu as la Palme…" mais" et si ON a la Palme". " Ce n'est pas facile pour les hommes non plus, d'ailleurs" ajoute Marie-Ange, pointant le lourd cahier des charges de la virilité. "Ce sont eux qui doivent assurer, répondre aux attentes, c'est narcissiquement valorisant mais la pression est écrasante, d'autant qu'on leur demande d'afficher leur virilité tout en restant les fils de leur mère". Elle nuance aussitôt, citant la famille de son amie d'enfance Marie-Jeanne, ancienne élève du philosophe Gilles Deleuze et aujourd'hui directrice de la Culture à Ajaccio, fille de Francette, résistante, dont la mère elle-même était dentiste à une époque où les femmes ne travaillaient guère : lignée de femmes qui s'organisent différemment et proposent d'autres modèles.

C'est donc sans atermoiements qu'elle décide de rester à Paris. Après un premier stage qui lui fait découvrir la distribution de films, elle se lance dans la production. Et c'est là qu'elle trouve sa place. Elle aime faire naître les projets depuis le tout début, accompagner le film à chaque étape, de la première idée de synopsis à la sortie en salle. Les Films de Pierre, sa maison de production, est une petite structure logée près des Grands Boulevards : deux producteurs, Hughes Charbonneau et elle-même, et un assistant. Son quartier général est une brasserie du quartier, à son image, bruyante en terrasse, avec une grande salle intérieure où l'on peut travailler. "Mon métier c'est surtout de la tchatche, des coups de fil, des déjeuners, ça tombe bien, j'adore parler". Productrice de films d'auteurs à petit budget pour le cinéma et la télévision, elle gère à la fois le côté financier et le côté artistique. Côté financier, elle sait "fabriquer pour pas cher", avec un sens des affaires qu'elle tient de son père. Côté artistique, elle sait réfléchir à un film, penser à l'histoire qui va être raconté et comment, accompagner l'écriture du scénario, le montage, l'ajustage. Pour 120 battements par minute, l'idée est venue lors d'une soirée avec Robin Campiello et Hughes Charbonneau, lorsque, tous deux plus âgés qu'elle, ils évoquent les années 90 alors que le SIDA tue de plus en plus, dans la léthargie des pouvoirs publics et l'indifférence de la société. Marie-Ange Luciani, qui a l'impression d'être une militante sans cause, épouse celle des minorités homo. "C'est une manière d'être à la rue" dit-elle avec un sourire radieux qui compense ce que la formule peut avoir d'abrupt. Comprendre : une manière d'être dans la contestation. " Les droits homo d'aujourd'hui ils viennent de là." Le film raconte la bataille pour l'accès au traitement en soulignant l'espoir que peut représenter le mouvement collectif. " Il s'agit de fabriquer de la pensée ensemble, porter une utopie de ce qu'on peut construire ensemble." Elle insiste sur ce mot ensemble, elle qui déteste la solitude. Le résultat, c'est un film sur le militantisme et la danse, dont le titre est inspiré par le rythme de la House Music. C'est aussi un hommage à la mémoire d'amis qui sont morts faute de soins. Politiquement, pour Marie-Ange Luciani, c'est déjà une réussite, une façon de lutter pour les libertés des minorités. Coïncidence ou clin d'œil du destin, le tournage a commencé en même temps que le mouvement Nuit Debout. "Le film est très attendu, parce que c'est un scénario très fort, et pas seulement à cause du sujet. La proposition formelle est forte elle aussi, ce n'est pas une narration conventionnelle", dit-elle. Celui-ci à peine achevé, elle a d'autres projets en route : un documentaire de Sandrine Lanno sur les femmes en prison, construit autour du film de Bergman L'attente des Femmes qui sera projeté à cinq détenues, invitées à commenter le film en parlant de leur propre attente. Le tournage commencera dès la fin mai à la prison de Réau. Ensuite, le premier long métrage de Aude Léa Rapin, la jeune réalisatrice dont Les Films de Pierre ont déjà produit un court métrage, Que vive L'Empereur. Alors si le 28 mai, ON n'a pas la palme, ce n'est pas grave, parce qu'avec Marie-Ange Luciani, on finira par l'avoir un jour ou l'autre.