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Regis Debray

miroir de Paul Valéry

Quand on écrit un livre sur quelqu’un, on écrit aussi sur soi-même. Invité par France Inter, l’été dernier, à donner une chronique quotidienne dans le cadre de la série littéraire « Un été avec » - à la suite, entre autres, d’Antoine Compagnon avec Montaigne, de Sylvain Tesson avec Homère - Régis Debray a choisi Paul Valéry. Le petit livre qui en résulte, et que Debray va évoquer à Ajaccio lors de la 11ème édition des rencontres littéraires méditerranéennes, Racines de Ciel, porte cette empreinte : trente-deux chapitres presque frustrants à force d’être courts, même pour une lecture estivale : pas même le temps d’un apéro. Mais qui ouvrent néanmoins des appétits de lecture. Et quelle meilleure saison que l’été, pour entrer dans l’œuvre d’un poète et philosophe que Debray qualifie de « solaire impénitent » et dont les idées ont pour cadre mental la méditerranée ? Il est vrai que Paul Valéry est né à Sète d’un papa corse (Valéry est une famille d’Erbalunga) et d’une maman génoise (et dieu sait ce que Gênes doit à la Corse, qui est, comme chacun le sait, le centre de la Méditerranée).

C’est un véritable défi, à une époque ou « intello » est une insulte, que de proposer Monsieur Teste, La Jeune Parque ou Regards sur le monde actuel comme livre de plage ; mais, de même que Antoine Compagnon avait provoqué, l’autre été, une ruée sur Montaigne (et je ne parle pas de l’avenue), Régis Debray a décidé de remettre Valéry à la mode, et nous montrant que le grand homme confit en tralala honorifiques n’est ni si difficile, ni si dépassé que l’on croit. Ne fût-ce que par la forme : Debray, en contemporain averti du temps présent, souligne que notre époque impatiente veut « du saillant et du concis. Et Valéry excelle dans l’art efficace et cocasse du trait. Eclats, épigrammes, paradoxes. Un sac de grain où chacun peut chiner et où chaque perle, sans besoin de collier, peut trouver son occasion. » C’est d’ailleurs exactement ce que fait Debray, de jeu de mots en trait d’esprit (« La faute consista à inventer un sans -faute », « un réactionnaire de progrès ») avec un goût souligné pour les contrastes (« un solaire froid », « un expansif introverti ») comme pour roder notre capacité de lecture avant d’entrer dans la vie et l’œuvre du maître, qui requiert de l’humour non moins que de la nuance.

Le Paul Valéry de Régis Debray, c’est le philosophe en marche qui parcourt les capitales pour construire la Fédération européenne, le politique de l’esprit qui prépare le terrain de l’Unesco avec vingt ans d’avance, le visionnaire qui ne croit pas en la prospective ; c’est aussi l’amant tremblant de désir pour qui « plus fort que le vouloir vivre et le pouvoir comprendre est donc ce sacré C. – Cœur, c’est mal nommé ». Autrement dit, Debray met Valéry cul par-dessus Monsieur Teste. Et il en profite pour évoquer les thèmes où lui-même excelle, la fin des civilisations, les mythes, le tourisme et les musées, la littérature que l’on peut exécrer (pour Valéry, Anatole France), vénérer (Mallarmé), et celle qui a un rôle à jouer dans la société (pour Debray, Valéry). Il se demande « si, pour un gouvernement soucieux d’efficacité, il ne vaudrait pas mieux mettre les gens qui réfléchissent au trou », lui qui a passé plus de trois ans dans les prisons boliviennes. Et tandis qu’il croupissait dans sa geôle sans aucun contact avec le monde extérieur, parmi la multitude de textes que ce normalien, agrégé de philo, avait engrangés, ce sont les vers de son poète solaire qui lui sont revenus en mémoire et l’ont aidé à tenir le coup. Double expérience d’incarcération et d’émancipation : « Il est vrai - rappelons-le à quiconque aspire quelque jour à devenir ce qu’il est – qu’il faut toujours un Maître pour apprendre à se passer de maître ».

Si bien que Un été avec Paul Valéry est à la fois une biographie, un florilège d’extraits de ses textes, un précis d’histoire littéraire, des fragments d’essais et un livre sur Régis Debray dans le miroir de Paul Valéry.