Thierry de Peretti a choisi un minuscule café qui bénéficie d’un bout de trottoir aménagé en terrasse comme il y en a tant à Paris et grâce auxquels les Parisiens font comme si l'hiver ne les gênait pas. Paris, c’est la deuxième ville de Thierry ; la première reste Ajaccio, où il est né et a vécu jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Ensuite il y a les études théâtrales et très vite des rôles dans des pièces de Kafka, de Sartre et de Claudel, et aussi la mise en scène. En 15 ans il va monter treize pièces de théâtre dans les lieux institutionnels classiques ou contemporains comme la Comédie française et le Théâtre de la Ville, ou plus décalés comme les Abbesses et le Théâtre de la Bastille ; son répertoire va de Shakespeare à Koltès en passant par Labiche, il adapte la poésie de Rimbaud et le polar américain de Don DeLillo. C'est Patrice Chéreau qui sert de passerelle avec le cinéma. Le premier long métrage de Peretti, Les Apaches, sorti en 2013, est salué par la critique et rencontre le succès en France comme à l’étranger. Mais surtout, il est apprécié chez lui - en Corse.)
« C’est l’heure du goûter », dit-il, comme s’il avait à se justifier d’avoir commandé un cookie avec son café. Ce n’est pas de la gourmandise : il a faim. Aurait-il sauté le déjeuner ? Pas du tout. Il carbure à plein régime, c’est tout. Avec ça, svelte comme un jeune homme. Difficile d’ailleurs de lui donner un âge. Son pedigree atteste d’une expérience que démentirait presque son apparence : jean et sweat-shirt vert olive assorti à ses yeux, caban bleu marine. S’il a le temps de se poser le temps d’un goûter, c’est que son deuxième long métrage, Une Vie violente, est presque fini. Il va sortir sur les écrans dans le courant de l’année 2017, après un tournage en Corse l’année dernière et sept mois de montage. Depuis trois ans que le projet est enclenché, Thierry s’y est entièrement consacré. Pas de hobby, pas de vacances. Pour autant il n’a pas l’impression d’un labeur pesant : c’est qu’il a réussi à faire de sa passion son métier.
Sa passion, c’est de poser et de faire résonner des questions sur notre société dont la violence l’intrigue ; son métier, même s’il vient du théâtre, c’est aujourd'hui le cinéma. Il ne se voit pas passer de l’un à l’autre, faire alterner un film et une pièce. Il a besoin de s’immerger entièrement dans un univers. En ce moment, c’est par le cinéma que passe ce qu’il a envie de raconter de notre époque, qu’il trouve fascinante, artistiquement et politiquement. Les tensions réjouissantes et sombres de notre monde contemporain le stimulent.
La Vie violente, c’est l’histoire d’un jeune homme de la petite bourgeoisie bastiaise qui tourne mal, et son parcours de la petite délinquance à la radicalisation et à la lutte armée. Pour écrire cette chronique criminelle et politique des années 90, Thierry de Peretti s’est plongé, avec les 35 acteurs qu’il a choisis pour le film et son co-scénariste Guillaume Bréaud, dans une sorte de séminaire d’écriture, au couvent de Tuani en Balagne. Le mot « acteurs », ici, il ne faut pas l’entendre seulement dans le sens de comédiens, mais au sens de contributeurs, de gens qui agissent. On imagine volontiers les séances d’improvisation autour de certaines scènes, la mise au point de dialogues ; pour Thierry de Peretti il ne s'agissait pas seulement de répétitions, mais encore d'écriture. Il insiste sur l’entreprise collective qui fonde sa démarche : souci de recueillir les souvenirs, le vécu et le ressenti des gens de sa génération et le profond sentiment d'injustice qui imprégnait les années 70, pour enrichir un scénario qui au départ tenait en quelques lignes. « L’histoire du film », dit-il modestement, « c'est une collecte de plein d’histoires, de rumeurs, de légendes, croisées avec l’Histoire avec un grand H. » Il cherche à faire émerger une réflexion commune à partir de ce qui, du passé, hante encore le présent, sans en réduire la complexité. Cet homme a faim de lieux et d'histoires.
Le cinéaste avait besoin d’interprètes qui puissent manifester l’engagement nécessaire ; aussi ne pouvait-il faire appel qu’à des acteurs issus de ce territoire encore insuffisamment exploré qu’est la Corse. Territoire cinématographique qui n’a rien à voir avec les décors spectaculaires des Canons de Navarone et des cartes postales des Randonneurs ; île à l’identité singulière mais partie prenante de l’arc méditerranéen ; citadine et rurale, civilisée et sauvage, traversée par les mutations culturelles et sociétales profondes et en même temps archaïque encore par certains aspects. « Le territoire, c’est l’inverse du paysage », répète Thierry de Peretti. En l'occurrence, un territoire où la question sociale est la plus génératrice de violences, et insuffisamment dénoncée. Il fustige le manque d'hôpitaux, l'état de délabrement des collèges et des lycées, le déficit d'équipements culturels dont la Corse devrait bénéficier comme n'importe quelle autre région française. Un exemple : il n'y a pas un seul théâtre dans toute la Corse. Est-il nécessaire d'être un metteur en scène pour le remarquer ? Cette réalité, il la montre dès Sleepwalkers, un moyen métrage vidéo réalisé en 2010, qui suit les tribulations d’un brancardier au CHU d’Ajaccio. Il va plus loin avec Les Apaches, son premier long métrage tourné à Porto-Vecchio d’après un fait divers. Le drame se noue au sein d’une bande de copains, des laissés pour compte en marge des grandes fiestas estivales qui, pour une bêtise d’adolescents, sont embringués dans un quiproquo jusqu’au meurtre.
Mais ce qui se passe en Corse ne concerne pas que les Corses. « La Corse est le point aveugle de l’histoire de France contemporaine. La question de l’Etat est travaillée par la Corse ; parler de la Corse, c’est parler de la France ». Un territoire délaissé, quoiqu'en disent les gouvernements successifs, et que le cinéaste considère comme un miroir grossissant de ce qui se passe dans le reste du monde.
Il s'amuse du cliché selon lequel la Corse n'existerait pas sans la France en faisant dire à l'un des personnages d'Une Vie violente :"Je rends toutes les dotations, toutes les aides administratives à la France, qu'elle me rende en échange les jeunes gens qu'elle a envoyés au combat".
Si le contenu est inévitablement politique, l'enjeu pour Thierry de Peretti est avant tout artistique. C'est en artiste qu'il s'exprime, et non en sociologue. Un artiste qui déteste le folklore et n'hésite pas à montrer l'état des choses, mais qui le fait avec respect et même avec une certaine douceur. Que l’on se souvienne des scènes de nuit dans Les Apaches où la petite bande traîne en voiture autour des rond-point de la zone commerciale, dans un éclairage soigné et précis qui rend les choses nettes tout en restant léger, mis au point pour débusquer la beauté et qui ne trouve que la bêtise ; ou la danse, filmée à contre-jour, du garçon dont se méfient désormais les autres de la bande et qui s’amuse avec un caddie de supermarché au fond d’un parking vide. On entre en empathie avec les personnages, à la fin du film on les considère presque comme des frères, des fils.
Il paraît que tout petit, Thierry de Peretti rêvait de devenir un acteur comique comme Louis de Funès. On en est loin. Ça viendra peut-être, mais il n’a pas eu le temps. Il est trop en colère et il a encore plein de choses à raconter. Il trouve que le cinéma le rend meilleur, plus attentif, mobilisé en permanence pour filmer ce qui n’a pas encore été filmé, fouiller la complexité du monde, refuser les simplifications qui ne font qu'ajouter au désordre. Cet homme a faim de questions.
Le petit café ferme, on replie la terrasse. On retrouvera Thierry de Peretti un de ces jours place des Palmiers à Ajaccio, et partout ailleurs, au cinéma.