Revenir au site

Anne-Sophie Stefanini

éditrice, écrivaine

Tout le monde n'a pas la chance d'avoir des parents communistes : le pedigree d'Anne-Sophie Stefanini évoque immanquablement ce film des années 90. En effet, de ce côté-là, elle n'est pas vernie, entre son père, Patrick Stefanini, membre éminent du RPR puis du PR, proche de Chirac, de Juppé, directeur de campagne de Fillon aux dernières présidentielles, et son grand père maternel Jean Allard, autrefois conseiller municipal et député UDF en Normandie. Donc la politique, la petite Anne-Sophie est tombée dedans. Mais pas du bon côté : ado, elle distribuait les tracts du PC. Devenue écrivain et éditrice, elle voit son deuxième roman, Nos Années rouges, sélectionné pour le Renaudot 2017.

Nos Années rouges c'est l'histoire d'une jeune enseignante française qui va s'installer à Alger au lendemain de l'indépendance. C'est une "pied rouge", une de ces militants de gauche qui ont voulu aider à la construction de l'Algérie en 62 et se sont trouvés en porte-à-faux en 65, au moment du coup d'état de Boumediene. " Ce qui m'intéressait, c'était de montrer à la fois que Catherine est très sincèrement communiste et qu'elle pense que la révolution est possible mais qu'elle aime aussi les promenades, la solitude, Alger, les rencontres, le cinéma, ses élèves, et ne pas être une communiste absolue. Sa vie ne tourne pas autour de l'engagement politique. C'est une militante ambiguë. Elle est dans l'engagement mais elle a une forme de doute, de retrait. Le sujet du livre c'est montrer un engagement politique et montrer comment il se déconstruit." Loin du récit d'un échec, elle rend un hommage à l'action des pieds rouges, jusque dans leurs contradictions. "C'est complexe et le roman permet cette complexité-là", explique-t-elle, "ce qui est intéressant dans la littérature c'est la nuance, l'hésitation, le doute, l'élan et l'élan fracassé." C'est pour cette raison que Anne-Sophie Stefanini, contrairement à son père, n'a pas choisi pas d'entrer en politique, mais en littérature. "Un écrivain", dit-elle, "c'est quelqu'un qui ne peut pas s'engager complètement, qui est toujours en observation, dans une part de solitude. Les textes qui changent le monde, ce n'est pas parce qu'ils sont de gauche ou de droite, une œuvre est politique parce qu'elle a une force de résonance, des échos dans la société ". Dans son parcours d'étudiante, la politique et la littérature allaient de pair. "J'étais une jeune fille qui lisait énormément et aussi qui avait un regard sur la politique, sur l'histoire, sur le monde. J'étais recrue, solitaire, je voulais déjà que la lecture et d'écriture soient les choses les plus importantes de ma vie. J'ai lu Marx, Proudhon et Engels en même temps que les grands auteurs littéraires. La première fois qu'on m'a tendu un tract du parti communiste, que j'ai discuté avec cette personne et que je l'ai suivie à des réunions, c'était à la sortie du lycée où j'étais en hypokhâgne. Pour moi c'était lié, cette lecture des grands auteurs et la politique."

Les idéaux et peut-être les contradictions d'Anne-Sophie Stefanini sont ceux de son personnage, et elle ne fait pas mystère de s'être inspirée de sa propre expérience – même si elle est bien plus jeune que Catherine - en imaginant son éveil amoureux, ses envies de révolution, sa soif de lecture au contact de militants dont la vie est entièrement tournée vers l'avenir du monde. Mais il y a une différence notable entre l'auteur et son personnage, à travers le père. D'abord, dans le roman, le père de Catherine est communiste : " Il lui enseigne ce que c'est d'être communiste parce que c'est une manière de lui enseigner comment vivre, c'est un acte d'éducation". Autre différence, le père de Catherine sera finalement déçu par sa fille. Chez les parents d'Anne-Sophie, la controverse politique était au cœur de la vie familiale. C'était des discussions de fond, sur une loi, sur des questions de société. "Je me suis rendu compte que tout en l'admirant, et dans le plaisir de débattre avec lui, j'étais radicalement différente dans mes opinions, dans mes choix, dans ma manière de vivre." Alors à la maison, c'était des batailles, des engueulades et de l'incompréhension, mais ni plus ni moins que dans toute famille, entre une fille aimante et des parents aimants. "Il y avait de la nuance, on apprenait à penser le monde. On n'a pas cherché à se convaincre mutuellement." Et puis, elle considère que la politique c'est une manière de rapprocher les gens. Discuter, "c'était aussi une manière de se dire aussi qu'on s'aimait."

Atavisme corse ? Oui, la Corse n'est pas absente des premières interrogations. Les images télévisées qui ont marqué la jeune fille, c'est certes la chute du mur de Berlin, comme beaucoup d'enfants de sa génération, mais aussi, à cause du nom qu'elle porte et qui fait qu'elle se sent concernée, les mentions quotidiennes de la Corse aux actualités dans les années 90 : images des grandes conférences du FLNC, flashes info sur les assassinats, qui enclenchent un double questionnement sur l'histoire familiale et l'histoire politique. Pourtant, le lien avec la Corse pouvait sembler ténu. Il ne subsistait plus que par le souvenir d'un arrière grand père parti se battre à Verdun, qui avait survécu à la guerre mais n'était jamais rentré au pays. Alors, quand Anne-Sophie a 14 ans, c'est elle qui demande à son grand père de les emmener, elle et tous les cousins nés sur le continent, à la découverte de la terre des ancêtres. Tournée qui peut sembler touristique mais qui est un coup de foudre pour l'adolescente, une confirmation et une reconnaissance de quelque chose qu'elle portait en elle. Pourquoi se sent-on plus corse que normande quand on n'est pas plus l'une que l'autre ? «On se construit des mythologies personnelles. Le pourcentage de sang corse en moi, je pense qu'il est minime. Mais j'ai le sentiment qu'une part de mon caractère et de mon histoire est attachée à l'île. C'est fictif sans doute. L'histoire corse porte des drames, des passions et des paysages qui résonnent en moi. Je ne sais pas expliquer pourquoi, n'étant pas née en Corse, n'y ayant aucun lieu, aucun lien, je me passionne pour son histoire, son présent, ses enjeux. C'est inexplicable et pourtant c'est une conviction.»

Cet élan, conjugué aux aspirations littéraires, propulse son imaginaire au delà des rives de la méditerranée. Déjà dans son premier roman, Vers la mer, elle mettait son personnage sur les traces de l'écrivain Isabelle Eberhardt, exploratrice du Maghreb au tournant du XXème siècle et exilée volontaire en Algérie. Elle est frappée par le lien entre le monde arabe et l'Algérie en particulier, et la Corse ; confirmée par la lecture d'un écrivain corse comme Jérôme Ferrari (Où j'ai laissé mon âme)." Il me semble qu'il y a un intérêt commun, une sorte de proximité géographique et politique. Des pied-noir à qui on a promis en Corse une terre digne de la terre perdue, aux travailleurs arabes que l'on fait venir comme travailleurs agricoles, on voit comment le problème se concentre, et ce qu'on imagine d'incompréhension parfois de part et d'autre." En écho, il y aura plus tard la découverte de la littérature algérienne, Kateb Yacine, Assia Djebar, Mouloud Mameri ou encore Mohammed Dib, la voix de ces écrivains qui, une fois découverts, dit-elle, "font complètement partie de moi".

S'il faut parfois un coup de foudre entrer dans l'adolescence, il en faut au moins un autre pour en sortir. À seize ans, convaincue par un professeur d'histoire, Anne-Sophie se rend à Yaoundé pour enseigner pendant deux mois dans un village. "Rien ne me prédispose au choc que je vais ressentir. Je n'ai pas encore lu de littérature africaine, je ne connais pas l'histoire africaine, je n'ai aucun lien de parenté ni d'amour. Sur la route vers ce village, j'ai cet éblouissement, je sais que ma vie est en train de changer." Cette intuition n'est pas une prophétie, mais bien une façon de prendre son destin en main. Elle séjournera au Cameroun puis au Mali deux mois par an pendant six ans, se destinera à devenir enseignante-chercheuse en littérature africaine. Elle rédige un mémoire de maîtrise sur Présence africaine, la revue puis maison d'édition fondée dans les années 50 par Alioune Dop, celui que Léopold Sédar Senghor désignait comme un " Socrate noir", et c'est à ce moment que, guidée par son intérêt pour les maisons d'édition, en stage à La Table Ronde, elle se débrouille pour ressentir son troisième coup de foudre, celui qui la propulse à l'ère adulte : "On m'a mis un manuscrit entre les mains. Comme j'écrivais déjà, rencontrer les textes d'un autre au moment où il est encore à l'état de manuscrit, avec ses éblouissements mais aussi ses imperfections, pouvoir accompagner un auteur, avoir une relation au texte mais aussi à la personne, c'était un cadeau". Ayant réussi à faire de sa passion pour la lecture son métier, elle peut affirmer que ses deux identités, l'écrivain et l'éditrice, ont toujours été en elle, se nourrissant l'une l'autre. "Je ne serais pas la même éditrice si je n'écrivais pas et inversement. Je crois que mes inspirations, mes obsessions seraient moins forts. L'écriture est là en permanence. J'y pense tout le temps. Mais je n'arrête jamais de lire et d'être éditrice. Quand je suis en plein milieu de l'écriture d'un livre, cela occupe trois heures de ma journée mais ensuite c'est l'éditrice qui prend le relais. Je n'ai jamais le sentiment d'un duel." Son prochain roman, qu'elle espère terminer en 2018, sera l'histoire d'une française qui, de retour à Yaoundé après des années d'absence, disparaît brusquement. L'auteur annonce tout de suite que le roman ne sera pas un thriller et qu'il parlera surtout de Yaoundé. Par cette confidence, on voit se confirmer une œuvre qui a commencé par un départ (Vers la mer), se développe sur une terre qu'on porte en soi même si on la quitte (Nos Années rouges) et se poursuit vers un pays qu'on traverse et qu'on n'oublie pas.

Ce n'est pas parce qu'elle est la fille de son père ni parce qu'elle a un roman sur la liste du Renaudot qu'il est émouvant de rencontrer Anne-Sophie Stefanini. C'est parce qu'on assiste à l'éclosion d'une œuvre d'écrivain et à la maturation d'un travail d'éditeur. On voit bien comment ça "prend", comme on le dirait d'une teinture. Une œuvre et un travail où le monde sensible et le monde des idées se côtoient en convergeant vers des terres choisies, ou fantasmées, ou reconstruites, territoires imaginaires qui sont les siens et ceux de ses auteurs. "Car", dit Pascal Quignard, "il en va de chaque être humain comme d'une lettre à l'intérieur d'une phrase ; on peut presque dire qu'il constitue une parcelle de la terre où il vit."