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Caroline Poggi

réalisatrice

Caroline Poggi, réalisatrice primée au Festival de Berlin dès 2014 et remarquée à Cannes au printemps dernier, achève, à l'âge de 27 ans, son premier long métrage. Une enfant de Bastelicaccia devenue une jeune femme trop cool.

Il y a deux façons de raconter le succès de cette jeune prodige : la version du destin et la version du hasard. Version du destin : toute petite déjà, le samedi après-midi, elle s'amuse à filmer des trucs avec la caméra des parents - pas pour archiver des souvenirs mais pour le plaisir du geste, ce qui est déjà une façon de regarder le monde. Adolescente, inspirée par des films bizarres (Gummo de Harmony Korin, Juliette des esprits de Fellini, Donnie Darko de Richard Kelly, son film préféré qu'elle visionne une fois par an), elle se dit que ça ne doit pas être si compliqué de faire des films. Après le bac, fidèle à son désir, elle s'inscrit à Paris 7 en licence de cinéma. A 22 ans, elle réalise son premier film dans le cadre du Creatacc de l'Université de Corte. C'est un court métrage intitulé Chiens, tourné dans la forêt de Vizzavona et dont elle confie le montage à Jonathan Vinel, un étudiant à la Femis, qui est, dans le civil, son amoureux. Et là, bingo : le film est sélectionné dans sept festivals, primé trois fois. Deux ans plus tard, deuxième court-métrage, co-réalisé avec Jonathan : Tant qu'il nous reste des fusils à pompe, et re-bingo, mais cette fois énorme, puisqu'il gagne l'Ours d'or au prestigieux festival international de Berlin. (Tuyau ajaccien : on peut voir la statuette au Masseria, le café du Papa.) L'autoroute du succès continue tout droit, avec deux autres courts métrages, dont After School knife fight présenté à Cannes en 2017, et le premier "long", toujours avec Jonathan : Jessica for ever, qui devrait sortir en salles en 2018.

Deuxième version : elle a 14 ans, elle s'amuse tranquillement avec sa caméra-jouet quand le hasard vient s'installer dans la maison d'à côté en la personne d'un nouveau voisin, débarqué de Paris avec ses cartons de livres et de DVD. Il a seize ans, il s'appelle Charles Morin, il adore le cinéma et la littérature – d'ailleurs il deviendra éditeur -. Leurs conversations d'adolescents leur ouvrent mutuellement de nouveaux mondes dans lesquels les livres et les films ne sont plus seulement des divertissements mais des métiers, des avenirs possibles, des projets de vie. Quelle tournure aurait pris celle de Caroline Poggi s'il n'y avait pas eu cette rencontre fortuite ? "A cet âge on est tellement malléable, tellement ouvert à tout" dit-elle, consciente que la donne de l'existence est rebattue sans cesse. "J'adore le cinéma, c'est du travail, mais c'est aussi le hasard qui fait que ça marche. Maintenant, on [Jonathan et elle] a fait notre place, mais il y a tellement de gens qui font tellement de films. Clermont, ça m'a aidé à m'installer, ça a fait boule de neige, mais sur le moment c'était la panique. J'ai fait un film de 23 minutes sans dialogues, assez violent, bizarre, étrange, une histoire hyper difficile à raconter, je me retrouve là-bas à Clermont Ferrand, je n'ai jamais assisté à un festival de court métrage, il n'y en a pas en Corse. Je voulais juste faire un film." Le succès immédiat, qui se matérialise par des bourses, des prix, des résidences d'écriture qui lui offrent la possibilité d'écrire sans se soucier de l'intendance, ne lui monte pas à la tête. "Juste avant l'Ours d'Or, j'avais dit à mes parents : si ça ne marche pas j'irais faire le lycée agricole à Sartène. Je voyais tellement de gens qui galéraient depuis des années pour faire des courts métrages. Les choses qu'on aime, il ne faut pas galérer à les faire." Il ne faut pas espérer non plus que ça vous tombe dessus : " On n'a pas attendu de sortir de la fac pour faire des films. Quand j'ai arrêté les cours, on entamait le tournage de Notre Héritage. On en avait déjà fait. On n'a jamais attendu que les autres nous poussent à les faire, ces films." Elle n'oublie jamais de parler de Jonathan, son partenaire à 200%. Les couples réalisateur-actrice sont fréquents. Les couples de réalisateur- réalisatrice sont encore rares. En cela, Caroline Poggi et Jonathan Vinel sont emblématiques des couples de la nouvelle génération, qui puisent confiance et créativité dans leur alliance tout en acceptant les difficultés des désaccords. S'engueuler, ça arrive. " Ce qui est épuisant, c'est de devoir toujours tout expliciter, mais il y a toujours de la considération, de la réflexion sur ce qui est proposé par l'un et par l'autre". Et c'est déjà tellement difficile de faire un film, que " être en couple, c'est ce qui fait qu'on arrive encore à faire des films ensemble." Ce qui n'empêche pas chacun de mener ses projets de son côté. "Jonathan a fait un film seul l'année dernière, Martin pleure, pendant la préparation de Jessica".

Caroline et Jonathan incarnent l'énergie des jeunes adultes contemporains, à la fois entrepreneurs et créatifs, qui travaillent en partenariat plutôt qu'en hiérarchie, avec des professionnels qui ont leur âge, et sont parfois encore plus jeunes qu'eux : la première assistante réalisatrice, sur le tournage de Jessica For Ever qui a tout de même duré neuf semaines, avait 24 ans. Qu'est-ce qui les pousse ? L'envie de raconter des histoires. "Faire un film c'est : qu'est-ce que tu as envie de donner comme émotion. Un film c'est des sensations, de l'émotion. Qu'on aime les personnages, qu'on ne les oublie pas." Dans ses films comme dans sa vie, elle aime les moments forts. Le premier jour d'un tournage, effrayant, raconte-t-elle, comme un premier jour d'école, quand il faut s'adresser à une quarantaine de personnes qu'on ne connaît quasiment pas et qu'on va diriger ; ou au contraire la dernière rencontre d'une bande de lycéens, comme dans After School. Elle aime se laisser surprendre, dans un musée en Suisse qu'elle visite à l'occasion d'un festival, par l'atmosphère brumeuse d'un tableau de Caspar David Friedrich, dont le souvenir va se mêler aux centaines d'images qu'elle a glanées sur Tumblr et qui va nourrir à bas bruit son inspiration imprédictible. Elle aime écouter en boucle des remix de musique electro qui montent en intensité, guettant l'instant, à 6'20", où il se passe un truc qui lui donne envie de pleurer. Elle aime le Rap US, le Rap français, elle travaille en musique bien sûr. Elle est frappée par la colère magique, presque cauchemardesque, d'un personnage dans un roman de Volodine que Jonathan lui a passé : "Tiens, ça devrait te plaire", a-t-il dit simplement.

À l'inverse, elle s'avoue démunie, un peu perplexe, après les trois mois de montage image de Jessica. Après tous ces visionnages, qui pourrait encore ressentir l'émotion première ? Jessica for Ever a démarré il y a quatre ans, quatre ans pendant lesquels Caroline a l'impression d'avoir mis en stand by le reste de sa vie. "Je n'arrive pas à faire les choses à moitié, il n'y a pas de lâcher prise, il n'y a pas de laisser aller, il n'y a pas de «on verra demain»." Alors elle ne sait pas encore si elle aura tout de suite la force de se replonger dans un deuxième long métrage. " On me pose déjà la question de « Et après», et tant mieux parce que des gens nous attendent, c'est rassurant pour nous. Moi, je n'ai pas envie d'écrire un film juste pour dire : j'ai quelque chose à proposer. Il faut que ce soit une envie. Je trouverais difficile d'écrire en n'ayant pas tiré les leçons de Jessica For Ever. C'est bête, hein ?". Bien qu'elle ait le vent en poupe, elle ne se la joue pas. Elle ajoute qu'elle a besoin de se former encore sur l'art du récit, sur les personnages. Juste, elle trouve qu'il n'y a plus de bons films d'horreur, du coup, elle a envie d'en faire un, mettre les salles obscures sous tension et balancer des sensations fortes. Et elle a intérêt à ce que ça marche, parce que en tous cas, pour le lycée agricole de Sartène, à son âge, c'est cuit.