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Charles Dantzig

avec les mots comme un geek avec un rubik's cube

 

C’est toujours un peu risqué de rencontrer en personne un écrivain que l’on connait par ses livres avec lesquels on entretient depuis longtemps cette conversation silencieuse, presque jalouse tant elle est exclusive, qu’est la lecture. Comme Barthes disait « le meilleur interprête de Schumann, c’est moi », on a l’impression que Proust et LeCarré n’ont écrit que pour nous. C’est peut-être encore davantage le cas avec un livre comme Théories de théories, le dernier de Charles Dantzig. Allez, on ne renacle pas trop devant les mots abstraits. On sait comment il est, Dantzig : espiègle, provocateur, tout content de son titre où il s’amuse avec la polysémie du mot « théorie » comme un geek avec un rubik’s cube, mais beau joueur, donnant la solution dès la préface : une théorie de théories, c’est une suite d’idées, voilà tout. C’est moins amusant présenté comme ça.  Un jour on dira peut-être les Théories de Dantzig comme on dit les Essais de Montaigne. De même que Montaigne parle de la tristesse, de l’imagination, du sommeil et de Virgile, Dantzig parle de la démocratie, des décolletés Empire, des salauds, du génie et de lui-même. Mais attention, pas en vrac. Dantzig adore classer. Il s’agit tout de même d’un auteur qui a produit, entre autres, deux énormes dictionnaires de la littérature. Et classer, c’est penser. Théories de théories pourrait être une forme de dictionnaire (reprenons ce mot de « forme », cher à l’auteur dont la bibliographie ne se compose pas d’essais, de romans, de poèmes, mais de  « formes d’essais », de « formes de romans » et « formes de poèmes », car le seul classement qu’il réfute c’est celui de la littérature en genres littéraires). Cette fois, un dictionnaire dont le contenu aurait été retourné et renversé (jusqu’à l’exergue qui se retrouve cul par-dessus tête en fin d’ouvrage) et dont les rubriques se seraient regroupées par affinité sensible. Ainsi, la rubrique Fers chapeaute les théories de la brutalité visuelle, des placards, du confinement, des instructions aux enfants tandis que Trompette aimante les théories de la barbe, des excentriques, de la visite des visiteurs, des grandes vieilles actrices de théâtre, des gens.  

D’une théorie à l’autre, on est comme pris dans de petites conversations successives. Et, comme dans une conversation avec un hôte affable et chaleureux, on se sent intelligent et plein d’esprit, on lui répond. Par exemple, lui : « Les robes Empire, avec leur divinisation des seins, relevés par une cordelette tandis que le reste du corps était chastement effacé par une tunique transformant les corps en colonne dorique (plus de taille, de fesses, plus de jambes), étaient là pour signifier : la femme est une machine à enfanter et à allaiter. » (Théorie des beaux vêtements, rubrique Fluide). Nous (dans notre tête) : « On voit bien que vous n’avez jamais porté de corset. La mode Empire, au moins, s’en est affranchie. Après 1815, pour avoir de nouveau la taille ficelée, les femmes en sont-elles moins réduites à leur ventre ? Balzac distinguait les femmes à taille ronde et les femmes à taille plate. » Et si l’on dit des bêtises, ce n’est pas grave, il n’y a que Balzac pour nous entendre.  

Jusqu’au jour où l’on rencontre Charles Dantzig en personne, justement le voilà qui surgit dans le café où il nous a donné rendez-vous : il nous a trouvé un moment entre une interview sur France Culture et son avion pour Ajaccio où il est l’invité d’ Histoires d’œuvres au Palais Fesch. Et, bien que ce soit la première fois, on le reconnait à cause d’Instagram, de la télé et des journaux, mais aussi parce qu’on retrouve dans sa façon de s’habiller et de se mouvoir l’élégance désinvolte de son style dans ses livres. Ce n’est pas toujours le cas, un homme n’est pas toujours à l’image de son oeuvre. Dantzig écrit lui-même (Théorie des réputations) :« On juge des hommes en fonction de la sensation qu’ils vous donnent quand on devrait les juger en fonction des œuvres dont ils nous enchantent. » Parfois elles coïncident. 

Non, le risque, quand on rencontre unécrivain avec qui l’on entretient depuis longtemps une conversation silencieuse, c’est que cette fois, ce qu’on lui dit, il va l’entendre. Alors le mieux c’est de mettre tout de suite le sujet sur la Corse.  

Nous : - Dans Théorie de choses que les Français savent mieux faire que les autres, vous citez les aéroports élégants, les routes à platanes. Est-ce qu’il y aurait une théorie de ce que les Corses font mieux que les autres ? A part les empereurs ? (on se croit habile, sachant qu’il a écrit un essai, pardon, une forme d’essai, intitulé Les trois stades du légendaire. Le napoléonisme).  

Lui : - Ils savent pratiquer un terrorisme esthétique de bon aloi, quand ils posaient des bombes sur des maisons moches construites illégalement. Avant la loi sur le littoral, ça a peut-être empêché la baléarisation de la Corse. Et puis, ceux qui savent mieux faire l’humour anglais ce sont les Corses. Il y a un humour corse très anglais, à froid, qui se manifeste sans rire, qui est ironique, très flegmatique, très différent de ce que peut être l’humour romain ou napolitain. 

Il s’arrête un instant, à la recherche du, mot juste.  

- Ils sont réservés. Voilà une chose que les Corses savent mieux faire que les autres, c’est être réservés.   

Nous : -A propos de mot, vous dites quelque part (il a écrit trente livres, comment se souvenir de tout ?) que chaque écrivain a son mot approbateur et son mot réprobateur. Vous dites par exemple que pour Stendhal, c’est « gaieté » et « platitude ». Quels seraient les vôtres ? 

Il hésite, incarnation de sa Théorie de l’insuffisance des mots où il écrit : « Un écrivain est seul et les mots, des milliers ». Et tandis qu’il réfléchit, tout à coup on a l’impression d’apercevoir ce nuage de milliers de mots parmi lesquels il est en train de choisir. Mais il reste sur sa réserve :  

- Je présume que pour moi cela doit changer au fil du temps parce que j’aime bien me faire des modes. Je n’aime pas me figer dans un système de pensées, j’aime bien renouveler les choses.  

Finalement il se prend au jeu.  

- Ca dépend si on parle de gens ou si on parle de livres. Pour les gens, mon mot désaprobateur c’est« salaud ». D’ailleurs il y a une Théorie des salauds dans ce livre. Et le mot approbateur ça serait « bien ». Pour les livres, je dis assez souvent « génial ».  

Un grand auteur tout simple, au fond. 

La fin de la conversation nous entraîne du génie à l’éternité en passant par les cimetières. Et là, il revient au tout début :  

- Ce que les Corses font de mieux, c’est les tombes au bord de la mer. On sait très bien d’où ça vient, que les terrainsne valaient rien, mais on pourrait faire la théorie que ça participe aussi d’un certain goût de la Corse pour la violence. Les Corses sont très obligeants envers la mort, ils lui donnent la plus belle vue. « La mort a vue sur mer ».Ca fait titre de roman des années 50. 

Décidemment, il a un truc avec les titres.